| 7. OU ROULETABILLE REDEVIENT ROULETABILLE
VII. Où Rouletabille redevient Rouletabille Le lendemain de ce jour funeste, nous eûmes la joie d’apprendre de la bouche de M. Boulenger que sa femme était sauvée et que la fièvre qui l’avait prise la veille au soir et l’avait tenue délirante toute la nuit était presque entièrement tombée. Il prévoyait la possibilité pour le lendemain du transport de Thérèse dans une petite villa qu’il venait de louer à ce dessein sur la côte d’Ingouville. Là, elle finirait de se rétablir, loin de tous les objets qui, à Deauville ou ailleurs, pouvaient encore lui rappeler ses peines secrètes et toutes les étapes de son martyre. En attendant, nous la vîmes encore, ce matin-là, dans le cadre tragique de la Villa Fleurie, dans ce salon où je ne pouvais pénétrer sans évoquer les terribles amours de Roland et de Théodora Luigi. Mais cette femme n’ouvrait les yeux que pour voir son mari à ses genoux et ses regards disaient assez qu’une telle vision la payait de toutes les misères passées. Voici la scène à laquelle nous assistâmes. Introduits par Ivana, nous n’avions fait, sur sa recommandation, aucun bruit en entrant et je ne pense point que M. Boulenger, qui nous tournait le dos, s’aperçut tout d’abord de notre présence. Il était à genoux comme la veille… Il faut dire que le divan sur lequel était étendue Thérèse était très bas et que Roland n’avait sans doute point trouvé de meilleure position pour la soigner que cette génuflexion qu’il prolongeait, du reste, volontairement. Il ne se lassait point de demander pardon à Thérèse. Alors, celle-ci fermait les yeux en murmurant : – Tais-toi ! tais-toi ! Il lui jurait aussi, sur sa vie, de ne plus jamais revoir Théodora Luigi ! – Ne dis plus rien ! ne dis plus rien !… dis-moi seulement que tu m’aimes encore un peu ! – Je t’adore, ma chérie !… Et il lui couvrait les mains de baisers. – Ah ! soupira-t-elle en tournant la tête de notre côté, je suis contente que vous soyez tous là autour de moi, mes bons amis !… vous avez entendu cela !… Il m’aime !… Il m’aime encore un peu !… je vous disais bien qu’il n’avait jamais cessé de m’aimer !… Dieu que je suis heureuse !… Je sortis, de cette séance, bouleversé. Roland paraissait vraiment sincère dans ses remords… et il l’était… Ivana nous rejoignit un instant et nous fit part de ses espérances. – C’est une nouvelle vie qui commence pour eux !… Il fallait un coup de tonnerre pour ramener Roland dans la normale !… Désormais ce sera un autre homme, tout à la science et à sa femme !… Vous verrez !… C’est dans sa nature de ne jamais faire les choses à moitié !… Comme nous quittions la Villa Fleurie, nous nous trouvâmes en face d’une limousine de route d’où descendait une assez jolie femme aux traits fatigués et qui paraissait avoir voyagé toute la nuit. Roland arriva pour la recevoir, mais elle ne lui parla que pour lui demander des nouvelles de Thérèse et le presser de l’introduire auprès d’elle immédiatement. Nous apprîmes par Ivana que c’était Mme de Lens à qui Thérèse avait écrit qu’elle s’attendait à tout et même à quelque chose de pire. Mme de Lens, après avoir vu Thérèse, repartit presque immédiatement pour Paris. Il n’était pas plus de huit heures quand nous redescendîmes au Havre. Rouletabille me quitta de bonne heure et me laissa déjeuner seul. Je profitai de ma solitude pour mettre mon courrier à jour, ce qui me prit jusqu’à cinq heures du soir. Je sortis alors pour aller faire un tour de jetée. Mais je m’aperçus que le vent qui avait fraîchi depuis le matin, commençait à souffler en tempête. Je m’enveloppai dans un caoutchouc et m’en fus ainsi jusqu’au bout de la digue qui était, par instants, balayée par la lame. Mais, depuis mon enfance qui s’était passée au bord de la mer, j’ai toujours eu du goût pour ces petits bains forcés et rien ne m’amuse tant qu’un bon paquet de mer sur le dos, quand, naturellement, il n’y a pas de danger à cela et que je me trouve à côté d’un solide garde-fou… Le spectacle est toujours poignant. Des bateaux de pêche se hâtent de rentrer, les petites barques doublent la jetée sur le dos d’une lame, d’un audacieux coup de barre. L’une d’elles, depuis quelques minutes, m’occupait particulièrement. Elle semblait manœuvrer assez difficilement. Elle devait avoir perdu son foc, car je ne le lui voyais point comme aux autres qui avaient abattu toutes leurs voiles en dehors de celle-là. Enfin, après de grandes difficultés, elle doubla à son tour la digue et je ne fus pas peu surpris de reconnaître à côté des deux matelots qui la montaient et qui étaient enveloppés de suroîts, mon ami Rouletabille, dans son costume du matin, pantalon blanc et veston bleu. Il était propre !… Lui aussi me reconnut et me fit un signe. Je courus pour arriver à quai en même temps que lui, mais il avait déjà débarqué quand j’arrivai. Il était en loques et trempé comme une soupe. Il avait perdu son feutre, naturellement, et montrait une chevelure de sauvage mais, sous sa tignasse, une figure où il y avait du nouveau… – Rentrons vite ! m’écriai-je… Tu n’es pas fou de sortir en mer par un temps pareil !… – Il faisait beau quand je suis sorti ce matin, me dit-il. Nous nous jetâmes dans une voiture et, à l’hôtel, je lui servis de valet de chambre, tant j’avais peur qu’il attrapât quelque méchant rhume. Heureusement que nous avions fait venir nos bagages. Quand je l’eus bien frictionné et qu’il se fut changé, je lui demandai : – Me diras-tu, enfin, ce que tu es allé faire en mer aujourd’hui ? Il me répliqua : – Quand j’aurai bu mon grog et encore ça n’est pas sûr ! – Pourquoi ? – Parce que j’attends quelqu’un et que si ce quelqu’un là arrive tu me feras le plaisir de me laisser seul avec lui. – Veux-tu que je m’en aille tout de suite, fis-je un peu vexé, car j’ai toujours été d’une susceptibilité ridicule. – Mon bon Sainclair, tu penses bien que je n’attends pas quelqu’un pour lui faire mes confidences mais pour lui en tirer… Mes confidences, c’est toi seul qui les auras !… et nul autre, je te prie de le croire !… Et d’abord, puisque mon homme est en retard, je te dis tout de suite que ce n’est pas le prince Henri qui a tiré sur Thérèse ! – Pas possible ! m’écriai-je… Tu es sûr de cela ? – Sans cela je ne t’en parlerais pas ! – C’est vrai, je te demande pardon, je t’écoute… C’est en mer que tu as appris cela ? – Mon Dieu, oui… et de la façon la plus simple… je ne suis, du reste, allé chercher que la corroboration d’une idée qui me possédait déjà… Rappelle-toi qu’hier soir je t’ai un peu intrigué par la façon de te dire : « Et personne ne saura la vérité jamais ! » Sais-tu à quoi je pensais en te disant cela ? C’est que le crime avait eu lieu à onze heures trente-cinq exactement… et que la haute mer n’atteignait hier son maximum qu’à dix heures quarante… – Je ne vois pas ce que la marée… – Et maintenant, suis bien mon raisonnement… On a relevé le cadavre du prince, au bas de la falaise, à midi… Si c’est lui l’assassin, il faut donc qu’il se soit jeté du haut de la falaise entre onze heures trente-cinq, heure du crime (mettons onze heures quarante, car il faut bien cinq minutes pour atteindre le bord de la falaise) et midi… Or, il est impossible que le prince se soit jeté du haut de la falaise dans ce laps de temps déterminé… – Et pourquoi ? – Parce que la marée, en ce moment, ne recouvre l’endroit où s’est jeté le prince que lorsqu’elle a atteint son maximum et qu’elle avait atteint ce maximum presque une heure avant le crime !… Comme on a relevé le corps du prince mouillé, les habits trempés comme s’il avait passé plusieurs heures dans l’eau, tu vois donc bien que le prince était déjà mort à l’heure où l’on a tiré sur Thérèse !… – Mais c’est lumineux ! m’écriai-je… Comment n’a-t-on pas pensé à cela ? – Christophe Colomb te répondra, fit Rouletabille avec un sourire. Quant à moi, comme je connais bien ce coin de la falaise et que je sais que l’eau y atteint rarement, mon attention avait été attirée dès hier sur ce détail. L’horaire des marées me donnait déjà raison avant toute enquête, mais je ne voulais rien te dire tant que je n’aurais pas été sur les lieux… j’y voulais être avant, pendant et après la marée… Voilà pourquoi, je pris ce matin une barque et la raison pour laquelle tu m’as vu revenir tout à l’heure en si piteux état, mais parfaitement satisfait. Non seulement la marée n’atteint l’endroit en question que dans les limites du temps que je t’ai dit, mais il lui est impossible, en se retirant, vu la déclivité du terrain, d’y laisser une mare, si petite soit-elle… – Mais alors, qui est l’assassin ? – Je vais peut-être te le dire tout à l’heure, me répondit-il, après avoir jeté un coup d’œil à la fenêtre. Voilà mon homme ! Je collai mon front à la vitre et je vis, traversant la place et se dirigeant vers l’hôtel, un personnage qui, au premier aspect, me parut sans aucun intérêt. Il avait l’allure et les habits de quelque boutiquier ou même d’un courtier de commerce. Je quittai Rouletabille, fort ému de ce que je venais d’apprendre et roulais dans ma tête cent hypothèses aussi absurdes les unes que les autres. Mon ami ne resta pas enfermé avec l’homme plus de deux minutes. Quand son visiteur fut parti, Rouletabille vint me chercher. Il avait un visage dur et ses yeux flambaient. Quand nous fûmes dans sa chambre, il me dit tout de suite : – C’est bien ce que je pensais. Je viens de faire porter mon enquête sur le revolver. Cet homme est un armurier de la rue de Paris. Je n’ai pas voulu que l’on me vît entrer chez lui, car il est inutile que la police s’imagine que je veuille être plus curieux qu’elle. En raison de la personnalité du prince d’Albanie qui se trouve dans le drame, elle ne veut rien savoir et son enquête est déjà classée ; c’est du reste ce qui sauve l’assassin… J’ai donc fait venir l’armurier chez moi : voilà ce que j’ai dit à cet homme : « – Quand vous vendez un revolver, quelle que soit la marque, avez-vous un moyen de le reconnaître une fois qu’il est sorti de chez vous ? « – Oui, m’a-t-il répondu, je fais moi-même sous la crosse, près de la gâchette une légère marque en croix au poinçon. « – C’est tout ce que j’avais à vous demander, lui répondis-je… « J’ai voulu lui payer son dérangement mais il n’a rien voulu accepter et il est parti non sans m’avoir demandé cependant : « – Vous n’êtes pas M. Rouletabille, l’ami de M. Roland Boulenger ? » « Je lui répondis affirmativement. Il m’a regardé une seconde et a pris la porte. – Et alors ? – Et alors, il faut que tu saches qu’hier, j’ai vu le revolver ramassé par Michel, l’agent en bourgeois. C’est Tamar, l’inspecteur de la Sûreté qui voulut bien me le montrer, car nous sommes de vieux copains… Eh bien, j’avais remarqué le coup de poinçon en croix. Ce revolver a été acheté dans la boutique de la rue de Paris. – Par qui ? – Par Roland Boulenger ! répondit-il et il se mit à bourrer sa pipe. J’en étais resté la bouche ouverte. – Tu as le souffle coupé ? fit-il en relevant vers moi une figure de marbre. – Dame ! est-ce que tu crois ? – Je ne crois jamais… je cherche… je vois… je constate… et quand je n’ai plus rien à constater, je conclus… Ce revolver a été acheté, il y a huit jours dans la rue de Paris, par Roland Boulenger qui ne sortait plus sans cette arme. – Qui est-ce qui te l’a dit ? – Lui !… – Et qui est-ce qui t’a dit qu’il avait acheté ce revolver rue de Paris ? – Toujours lui !… Dame !… quelle que soit la conclusion, je ne pense pas à la préméditation ! et la preuve en est qu’il ne s’est caché de personne pour se procurer une arme dont il estimait pouvoir avoir besoin dans les circonstances créées par ses intrigues avec Théodora Luigi… On lui disait tous les jours que sa vie était menacée par le prince… – Et il a tiré sur sa femme ! C’est horrible !… – Tu vas vite !… En tout cas, il y a des circonstances atténuantes, répliqua froidement Rouletabille. – Jamais ! tu me révoltes ! – Ils avaient déjà deux heures d’opium « dans le coco » quand Thérèse leur est apparue… As-tu senti l’odeur de la drogue en arrivant ?… On avait cependant aéré… Oui ! ils devaient être dans un bel état… La dernière grande séance avant la séparation, pense donc ! Je saisis les poignets de Rouletabille, tellement j’étais indigné. – Tu appelles ça des circonstances atténuantes. Ah ! je te prie de croire que si j’étais son juge !… – Il ne s’agit pas de ça ! interrompit Rouletabille de plus en plus glacé !… il s’agit d’expliquer les faits… Eh bien ! je ne crois pas que Roland Boulenger s’il a tiré, ait tiré sur sa femme de sang-froid ! voilà tout !… Tu ne veux pas que ces circonstances soient atténuantes… ça m’est égal, mais cesse de me malaxer les poignets !… Thérèse devait être un peu folle, elle aussi !… Tu comprends qu’on ne s’impose pas le régime de regarder, pendant des jours, une porte derrière laquelle votre mari écoute les contes orientaux de Mlle Théodora Luigi sans que tout à coup n’éclate l’impérieux désir de tomber au milieu de la conversation !… Il tira quelques bouffées de sa pipe et continua : – Thérèse avait le moyen, par la femme de ménage, de pénétrer dans la villa. Les autres ont peut-être entendu ouvrir la porte et se sont peut-être trouvés tout à coup devant Thérèse. Il faut admettre que ces trois personnages étaient dans un état à ne mesurer ni leurs gestes ni leurs paroles. Dans son cauchemar d’opium, Roland s’est-il cru menacé ou a-t-il cru que Théodora l’était, ce qui me paraît plus normal ? Le bruit fait à la porte par Thérèse l’avait certainement fait venir avec son revolver… et il ne fait plus de doute, hélas, que le revolver a servi… Il est même à présumer que s’il n’a servi que deux fois c’est que Thérèse le lui a arraché des mains peut-être… Quand l’agent est arrivé, Roland venait de refermer la porte peut-être… quand il a entendu l’agent, il l’a rouverte !… sûrement… – Voilà bien des « peut-être » pour un seul « sûrement »… Après tout, c’est peut-être Théodora Luigi qui a tiré ? objectai-je, tant cette idée de Roland, tirant sur sa femme, me semblait monstrueuse. – Je vais encore te dire une chose, Sainclair ; j’ai bien interrogé Michel, l’agent, je l’ai vidé… et j’en ai interrogé d’autres aussi qui étaient dans le voisinage… Eh bien ! Thérèse n’a pas crié : « À l’assassin ! Roland !… À l’assassin ! » Elle a crié : « Assassin ! Roland !… Assassin !… » – Le misérable !… Et elle lui pardonne ! Ah ! il peut se traîner à ses pieds ! Mais cette femme est plus qu’une sainte ! – C’est un ange ! exprima Rouletabille… Quant à moi, inutile de te dire qu’aussitôt Thérèse rétablie, j’emmène Ivana et « Partons pour la Syrie ! » Huit jours plus tard, Thérèse était hors de danger… Nous lui avions fait nos adieux. Sur sa prière, Rouletabille lui laissait Ivana quelques jours encore. Avant de rentrer à Paris, mon ami et moi avions fait un tour à Deauville où nous avions quelques objets à prendre aux Chaumes. Nous ignorions que, dans ce moment même, Roland fût à la villa. Nous entendîmes soudain sa voix. Il semblait avoir une discussion avec Bernard, son valet de chambre. Il lui disait : – Que voulez vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tant pis ! j’en serai quitte pour en acheter un autre !… et laissez-moi tranquille avec cette histoire-là ! Je regardai Rouletabille et mes lèvres murmurèrent : – à l’assassin !… – Tu vas encore trop vite !… me répondit-il, dans un souffle… Tout n’est pas fini !…
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