Les Aventures de Rouletabille

| 5. THEODORA LUIGI

V.
Théodora Luigi
 
     Elle nous suivit jusque dans l’appartement des Rouletabille où nous trouvâmes Ivana également inquiète. J’observai bien la femme de mon ami sans en avoir l’air. Certes ! elle n’était point dans cet état de fièvre qui faisait trembler Thérèse, mais, sous des dehors qui affectaient le calme, je démêlai facilement un trouble que je ne lui avais point vu les journées précédentes.
 
Que le même tourment possédât la femme de Roland Boulenger et la femme de Rouletabille, au regard du professeur et de ses frasques amoureuses, je ne pus m’empêcher de trouver la chose assez curieuse en dépit de tout ce que m’avait raconté mon ami. Rouletabille avertit ces dames que je savais tout et prit sur lui d’annoncer que j’entrais dans le complot. Il souriait et parlait d’un air dégagé qui me faisait de la peine, à moi qui n’ignorais plus l’anxiété de son cœur.
 
– Ne plaisante pas, Zo ! pria Ivana, d’une voix grave, regarde notre pauvre Thérèse…
 
Le fait est que notre pauvre Thérèse, tombée au fond d’une bergère, nous montrait une bien pauvre figure.
 
– Elle est ici et il le sait ! gémit-elle. Et, depuis qu’il le sait, il lui a été impossible de travailler. C’est une feuille du pays qui lui a appris l’arrivée de Théodora Luigi à Deauville. Il est allé, après déjeuner, s’enfermer dans son cabinet dont il nous a consigné la porte, à Ivana et à moi, ses collaboratrices quotidiennes. Quand il est sorti, à cinq heures, j’ai pu constater, en examinant son bureau, ses papiers, qu’il n’avait pas écrit une ligne. En revanche, il a consumé une boîte d’égyptiennes, dont j’ai retrouvé les bouts brûlés partout, sur le tapis, sous les meubles… À cinq heures, il a commandé qu’on lui sellât son cheval et il est parti seul, je ne sais où, sans plus se préoccuper de nous que si nous n’existions pas !… n’est-ce pas, Ivana ?…
 
Ivana, que je ne quittai pas des yeux, ne répondit rien et haussa tristement les épaules comme si elle compatissait à une peine pour laquelle elle ne pouvait plus rien… cependant je la trouvai un peu pâle…
 
Thérèse continuait :
 
– Quand il est rentré tout à l’heure, il nous a dit de nous habiller, que nous irions, ce soir, au Casino où il doit y avoir une fête éclatante dont on parle depuis huit jours, et à laquelle il était entendu que nous ne mettrions point les pieds à cause de la cohue. Mais voilà, il a changé d’avis : Théodora Luigi y sera ! Ah ! je m’attendais bien à ce qu’elle le poursuivît jusqu’ici, quoique mes renseignements me donnaient quelque espérance : la présence nécessaire à Paris d’Henri II d’Albanie et la jalousie du prince qui n’admet point qu’elle le quitte un instant…
 
– Eh bien, mais voilà une garantie ! fis-je.
 
– Vous ne connaissez point les femmes, éclata Thérèse.
 
– Hélas, si, madame.
 
– Mon pauvre ami, je vous demande pardon… Vous avez été bien malheureux, vous aussi… vous me comprendrez ! C’est vrai qu’il y a des femmes abominables, et elles disent qu’elles aiment ! Elles appellent ça de l’amour !… Et elles apportent avec elles la mort !… Elles la traînent dans les plis de leurs jupes… Et ce sont des femmes fatales auxquelles vous ne résistez pas, vous, les hommes !… tandis que vous détournez le visage d’un honnête sourire… Ma pauvre Ivana, je n’avais plus confiance qu’en toi ! qu’allons-nous devenir ?…
 
– Mon Dieu, fis-je, je comprends votre douleur, madame, mais peut-être n’y a-t-il point lieu de se livrer à un si grand désespoir… Henri II est jaloux !… Henri II va quitter bientôt la France… Le mal ne pourra être que passager… même si les deux personnages qui vous préoccupent parviennent à se joindre… Ce ne sera pas pour longtemps ! Remarquez que je ne vous parlerais pas ainsi si je ne vous connaissais pas suffisamment pour savoir que votre amour est au-dessus des jalousies vulgaires…
 
Mais je m’arrêtai. Thérèse pleurait. Ivana s’en fut l’embrasser et Rouletabille et moi-même nous lui offrîmes nos consolations… Tout en continuant de pleurer, elle tira un papier de sa poche :
 
– Lisez ceci, fit-elle dans ses larmes… alors vous comprendrez… c’est une lettre qu’un chasseur du Royal a apportée tout à l’heure pour Roland. J’avais pris mes précautions avec mon concierge. Voilà où j’en suis descendue !
 
Nous lûmes :
 
« Mon cher Roland, j’ai pu l’amener ici. J’ai eu à cela toutes les peines du monde. Quelqu’un l’a mis au courant de notre belle aventure. Il est horriblement jaloux. Il m’ennuie. Je ne pense qu’à toi, qu’à nos amours. Ton esprit, tes sens, ton imagination m’ont fait gravir des sommets que je ne retrouverai jamais qu’avec toi ! Le reste n’est que ténèbres. Le doux poison sans toi est plat. Rappelle-toi ! rappelle-toi ! Ah ! si tu voulais !… Je ne te demande pas grand-chose… je sais que ta vie appartient à d’autres, à tous les autres !… mais laisse reposer ton génie deux mois… seulement deux mois… Je ne te demande que deux mois de ta vie… nous abandonnerons tout pour être l’un à l’autre, loin du monde entier, deux mois… Fuyons ! Veux-tu ? Je serai ce soir au Casino…
 
Ta Dora. »
 
Mme Boulenger remit la lettre dans sa poche en éclatant en sanglots :
 
– Vous voyez !… Nous savons ce que c’est que ces deux mois… et son poison !… Ah ! si elle me le reprend, c’est fini ! Elle me le tuera !… sans cela, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse à moi… elle ou une autre… tout m’est égal à moi, pourvu qu’il vive ! qu’il vive !…
 
Ma foi, nous pleurions tous. Tout à coup Ivana se redressa et, d’un air déterminé, déclara que la partie n’était pas perdue et qu’après tout, cette Théodora Luigi n’était peut-être point invincible. Elle releva Thérèse et lui dit en l’embrassant :
 
– Allons ! du courage ! et fais-moi belle !… bien belle !…
 
Ses yeux brillaient… Le sang, maintenant, affluait à ses joues tout à l’heure si pâles. Une étrange confiance en elle émanait de tout son être qui semblait rayonner. Nous fûmes frappés de sa subite beauté. Je me retournai vers Rouletabille qui se tenait muet et pâle dans un coin.
 
Les deux femmes nous mirent à la porte et nous allâmes, Rouletabille et moi, nous habiller, chacun dans notre chambre, sans plus nous dire un mot.
 
Tout cela devenait bien grave et j’en avais le frisson. Je fus le premier descendu au salon. Roland Boulenger survint. Il paraissait plein d’entrain et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Il était vraiment beau, d’une beauté mâle, intelligente et pleine d’une forte séduction. Je l’enviai. Celui-là faisait souffrir les femmes. Il nous vengeait. Certes, il faisait des victimes innocentes, mais est-ce que, le plus souvent, nous ne sommes pas des victimes innocentes, nous aussi ?… Enfin, je parle pour moi !…
 
Ivana parut, suivie de Mme Boulenger. En vérité, elle était adorable ! Je dois dire de suite que sa toilette ne rappelait en rien celle que j’avais louée précédemment pour sa décence et son élégante modestie… Tout de même par ces temps de décolletage à outrance, elle ne choquait point, tout en ne laissant pas grand-chose à deviner d’un buste charmant, ferme et délicat. Des bretelles de roses soutenaient un fourreau de gaze d’argent et se prolongeaient jusqu’au bas de la robe qui moulait des formes jeunes au rythme parfait.
 
– Dieu ! que vous êtes jolie ! s’exclama Roland Boulenger en faisant quelques pas au-devant d’elle et en lui baisant la main.
 
– N’est-ce pas ? appuya Thérèse qui paraissait ravie et qui faisait valoir Ivana avec une émotion égale à celle de l’artiste qui exhibe l’œuvre sortie de ses mains créatrices.
 
– Mes compliments ! prononça Rouletabille derrière nous, je ne te connaissais pas cette robe, Ivana.
 
– C’est une surprise que nous avons voulu te faire, Thérèse et moi ! expliqua Ivana avec un calme sourire. Nous l’avons commandée ensemble… Je suis heureuse qu’elle te plaise…
 
On passa à table. Alors on s’aperçut que Mme Boulenger ne s’était point habillée pour la soirée. Son mari s’en étonna. Elle prétexta une grande fatigue. Roland n’insista point, la pensée à tout autre chose qu’à sa femme. Il se montra d’une jeunesse étonnante, séduisant, beau diseur, un rien mystificateur avec une facilité d’improvisation éblouissante.
 
Ivana lui donnait coquettement la réplique en l’admirant ostensiblement. Tout en elle lui disait : je t’admire ! Ses regards, son geste penché, son attention dévote disaient cela et bien autre chose, et si cette femme n’aimait pas cet homme, il y avait là un mensonge sacré, et si elle l’aimait, à l’abri d’une si prodigieuse comédie, c’était le démon !…
 
Mme Boulenger respirait une rose thé qui semblait contenir de la tristesse. Rouletabille, silencieux, avait une figure contractée de passion… Il souffrait. Ah ! il souffrait, le malheureux ! Tout à coup Ivana s’en aperçut et elle ne dit plus rien… Elle avait pâli… l’autre parlait toujours !… Jamais je n’avais eu une telle preuve vivante de l’amour d’Ivana pour son mari. Elle était triste, elle aussi maintenant.
 
– Mon Dieu ! me glissa Thérèse, si elle continue à faire cette tête-là, tout est perdu !…
 
Rouletabille entendit-il cette phrase ?… Il changea immédia­tement d’attitude, se montra à son tour plein d’entrain et, regardant sa femme, sembla lui demander pardon… Ah ! il était bien brave ou bien lâche !… auprès de la femme aimée, les mots ne signifient plus rien, rien que ceci : fais ce que tu veux ! je t’aime et j’ai confiance en toi…
 
Elle le remercia d’un regard chargé d’amour et recommença son terrible jeu…
 
Quand nous nous levâmes de table, Mme Boulenger dit à mi-voix à Ivana en rectifiant un pli de sa toilette :
 
– Je te remercie, ma chérie !
 
On ne s’attarda point. Roland savait ce qu’il voulait. Il voulait être le plus tôt possible au Casino. Il pensait sans doute que Théodora avait dû y dîner. Mais ceci ne l’empêcha point dans l’auto de serrer tendrement la main d’Ivana pendant que Rouletabille descendait de voiture et que je ramassais une écharpe :
 
– Voilà une petite partie de cache-cache qui finira par des coups de revolver ! pensai-je…
 
Hélas ! je ne croyais pas si bien penser.
 
Nous parcourûmes les salles de jeu. Pas de Théodora Luigi… pas de prince d’Albanie… Rouletabille, comme il lui arrivait souvent, avait disparu sans rien dire… Roland avait l’air déçu… Ivana se mit à rire.
 
Elle n’est pas là ! lui dit-elle en le regardant bien en face, voulez-vous que l’on rentre ?
 
Il resta quelques secondes sans répondre, puis il lui dit, très grave :
 
– Vous vous moquez de moi et vous avez tort !… On ne doit jamais rire quand on parle de Théodora Luigi…
 
Mais il l’avait prise sous le bras et je n’entendis point le reste de l’entretien… Il était facile d’en deviner le sens, cependant… Ce qu’il disait là n’était point maladroit… en tout cas, c’était une riche entrée en matière pour décider sa nouvelle conquête… Il lui avouait qu’il était encore sous l’empire néfaste de la courtisane… et la conclusion s’imposait : « Il y a beau temps que je ne penserais plus à elle si quelqu’un qui n’est pas loin de moi, l’avait bien voulu ! »
 
La conversation dura-t-elle longtemps ?… qu’étaient-ils devenus ?… En les cherchant, je trouvai Rouletabille qui était en train de jouer. C’était bien la première fois. Le malheureux gagnait tout ce qu’il voulait. Il m’aperçut et eut un singulier sourire en me montrant les billets accumulés devant lui. Il fit un gros « banco » et gagna encore. Il paraissait exaspéré. Son geste semblait dire : Il n’y a donc pas moyen de perdre ici ! Le petit Ramel, de Dramatica, qui ne jouait pas parce qu’il ne lui restait plus rien des vingt-cinq mille francs qu’il avait gagnés au gros Berwick chez Léontine, fit tout haut :
 
– Si ça te gêne, tu en seras bientôt débarrassé, va ! mais le sabot, arrivé devant Rouletabille, lui donna un démenti.
 
Mon ami poussa sur le tapis tout ce qu’il avait devant lui. Le croupier compta et le coup fut tenu. Rouletabille gagna. C’était une main. Après avoir passé trois coups, il se leva, comiquement furieux. Il faut qu’aux drames les plus farouches, se mêle toujours un peu de vaudeville. À mes yeux, Rouletabille se sentait ridicule. Il prit à poignées ses billets, se leva, me dit : « Sortons ! » et sur le seuil de la salle de jeu, il donna tout à un petit chasseur nègre que tout le monde appelait « Chocolat » et qui, ne sachant ce que cela voulait dire, restait ahuri, les bras en l’air, transformé en candélabre.
 
– Je ne t’ai jamais donné de pourboire ! dit Rouletabille, et il passa.
 
Je le suivis sur les terrasses. Il étouffait :
 
– J’en ai assez ! gronda-t-il. Il faut que cette histoire cesse ! Il arrivera ce qui arrivera. Roland crèvera. La tuberculose des poules restera inexplicable ! De tout cela, après tout, je m’en fiche ! Ivana traitera mon manque de confiance à l’égal d’une insulte… La connaissant comme je la connais, il en résultera un drame affreux et elle m’en voudra à mort pendant un an là où une autre aurait tout oublié au bout de quinze jours, mais tant pis !… C’est inouï… À la fin ! Il n’y a que les femmes pour inventer un pareil imbroglio où nous sommes tous ridicules, jusqu’au moment où nous nous casserons la g… Les plus raisonnables d’entre elles ont une fêlure !… Je vois ça d’ici !… Ivana ?… Eh bien, mais Ivana est comme toutes les autres dès qu’il s’agit d’user de coquetterie pour jouer un bon tour à un amoureux ; c’est cela qui l’a tentée ! Retenir un homme fou d’une autre femme, avec un sourire ! quel triomphe ! et comme c’est amusant ! Là-dessus, on nous parle de sauver un cerveau ! Des intérêts supérieurs de la science… Ah ! la bonne blague ! Je le lui dirai à Ivana ! Je le lui dirai !… pas plus tard que ce soir… son jeu… ce petit jeu, essentiellement féminin, qui consiste à empaumer un homme avec la certitude de ne rien lui donner… ce jeu-là est honteux !… de quelque nom qu’on le décore !… Et puis ne rien lui donner !… faudrait voir !… Elle appelle ça rien, elle… cette promiscuité de chaque jour, cette main qu’elle lui a abandonnée tout à l’heure dans l’auto… car j’ai vu ; je vois tout !… et ce sourire quand elle le regarde !… Ah ! ce sourire. Et lui ! et le sien, de sourire ! Ah non ! zut !… n-i-ni c’est fini !…
 
– Il n’est que temps, fis-je.
 
– Quoi « Il n’est que temps » ? Que veux-tu dire ? Alors tu t’imagines que parce qu’elle lui a laissé prendre ses mains, elle n’a plus rien à lui refuser !… Tu es à empailler, toi aussi !… comme ami consolateur !…
 
– Assez ! Rouletabille !… moi aussi, j’en ai assez !… je rentre.
 
Il me prit le bras.
 
– Pardonne-moi… je suis écumant… mais ne pense pas une seconde que je crains quoi que ce soit de la faiblesse d’Ivana… Il ne s’agit pas de cela !… Comprends qu’il y a une chose que je ne puis supporter plus longtemps, c’est qu’un homme s’imagine qu’un jour ou l’autre il aura ma femme !… Voilà !… C’est simple !… Et maintenant, allons les chercher !…
 
Nous les trouvâmes dans la salle du souper, dansant un tango. Je sentis Rouletabille frémissant à côté de moi…
 
– J’espère, lui dis-je, que tu sauras te contenir jusqu’à ce que nous soyons rentrés. Si tu es fermement résolu à avoir une explication avec Ivana, que ce soit de sang-froid et que Roland ne le soupçonne même pas. Au fond, ta femme n’use que de la liberté que tu lui as laissée… N’oublie pas que tu es un peu coupable dans tout ceci…
 
– Je te remercie, fit-il en me serrant la main.
 
Comme nous passions près du couple, Roland, d’un signe, nous désigna la table où nous devions souper et nous nous assîmes. Je trouvais ce tango un peu long. Des gouttes de sueur perlaient au front de Rouletabille. Si chaste que puisse être dansée cette danse – Ivana la dansait comme une jeune fille – elle a des frôlements d’une lenteur qui apparaissent plus voluptueux que la valse la plus enivrante. Roland et Ivana étaient le point de mire de tous les yeux. Les danseurs de tango étaient rares, ou, du moins, les autres s’étaient effacés devant le succès du couple. Le nom de Roland Boulenger était sur toutes les lèvres et de table en table on se demandait :
 
– avec qui danse-t-il ?
 
– Avec ma femme ! finit par répondre Rouletabille agacé.
 
Quand ils vinrent s’asseoir, une rumeur d’admiration les suivit et on entendit quelques bravos, Ivana était toute rose.
 
– Mes compliments ! fit Rouletabille, quel succès !
 
À ce moment, chacun se retourna vers l’entrée à laquelle Roland Boulenger tournait le dos.
 
– Le prince Henri et la Théodora ! dit quelqu’un.
 
Roland ne fut pas maître de son mouvement. Il se retourna tout d’une pièce. Un groupe pénétrait dans la salle. En tête s’avançait Théodora Luigi bavardant avec un jeune homme de la suite du prince. Puis venaient le prince et quelques autres personnes.
 
Cette courtisane marchait comme une reine. On ne regarda plus qu’elle. Tout à l’heure la grâce d’Ivana avait soulevé d’aimables murmures. Maintenant c’était le silence, une muette admiration devant la beauté, la redoutable beauté. Elle était haute et droite dans le lourd brocart d’une robe d’un bleu glacial balafré d’arabesques d’or. Le décolleté, d’une audace merveilleuse, était coupé par une riche broderie or et rubis. Et l’or continuait à se mêler à la chair, à fusionner avec elle dans d’originales bretelles qui retenaient le peu d’étoffe constituant le corsage, si peu d’étoffe… La jambe était gantée de soie bleue, le pied monté sur un cothurne d’or à talon écarlate. L’une des chevilles était cerclée d’un anneau d’esclavage en forme de serpent qui tordait sa tête de diamant et ses yeux de rubis vers la hautaine majesté qui le traînait dans ses pas… Cette reine des sombres voluptés avait les yeux écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long et immobile de biche, infiniment aristocratique. Ses cheveux tirés en arrière découvrant un front de marbre, étaient emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Des perles partout, s’égouttaient aux oreilles, sur sa poitrine, aux mailles de sa robe…
 
Roland avait repris sa position première mais, tout en lui tournant le dos il ne voyait plus que Théodora. Ivana parla, dit une banalité sur le prince. Roland ne l’entendit pas. Rouletabille me montra la main du professeur qui tenait un couteau à fruits. Elle tremblait.
 
La musique reprit un one step. Roland se leva, comme sortant d’un rêve et prit la main d’Ivana :
 
– Allons ! fit-il.
 
Ivana se leva, heureuse de toute évidence qu’il pensât à danser encore avec elle quand l‘autre était là.
 
Ils dansèrent donc et Théodora aussi dansait, avec le jeune attaché.
 
Henri II d’Albanie se leva, allant faire un tour avec un de ses compagnons dans la salle de jeu. C’était un homme d’une quarantaine d’années, déjà courbé par les excès, plus encore, pensai-je, que par les malheurs de sa patrie. On lui prêtait de grands désordres et une sombre neurasthénie.
 
Je reportai mes yeux sur Roland Boulenger. Tout en dansant avec Ivana, à laquelle il ne parlait plus, il ne regardait que Théodora. Celle-ci, en passant près de lui, lui sourit et lui fit signe. Ivana se trouva soudain fatiguée et Roland la reconduisit à sa place. Elle était un peu pâle et se mordait la lèvre inférieure…
 
Le professeur était resté debout et, tout à coup, Théodora, en passant près de lui, lâcha son danseur et tendit les bras vers lui. Il ne pouvait résister. Il n’y pensa même pas. Et ils ne s’occupèrent plus de rien, que d’eux-mêmes. Ils ne cessaient de bavarder en riant, tout en faisant machinalement les mouvements de cette danse sournoise.
 
Quand la musique s’arrêta, Roland alla reconduire Théodora Luigi à sa table et revint auprès de nous.
 
– Vous ne le direz pas à ma femme ! nous fit-il… c’est inutile de lui faire de la peine !
 
Il paraissait radieux.
 
– Nous ne le dirons surtout pas au prince Henri !… fit en riant Ivana.
 
Justement le prince revenait.
 
– Si vous êtes réellement fatiguée, dit Roland Boulenger, nous pourrions rentrer…
 
– Ma foi, oui ! répondit Ivana… Nous n’avons plus rien à faire ici !
 
Et elle fut debout. Elle jeta encore un coup d’œil sur Théodora et dit :
 
– Évidemment !
 
– Évidemment quoi ?… interrogea Roland.
 
– Rien ! je pense à la tuberculose des poules.
 
Et comme Ivana, en disant cela, avait glissé son bras sous celui de Rouletabille, celui-ci ne fut pas le dernier à rire de la répartie de la jeune femme. À la villa, quand Roland se fut enfermé dans sa chambre, nous vîmes apparaître Thérèse. La malheureuse avait une figure… une figure…
 
– Eh bien ? interrogea-t-elle.
 
– Eh bien, ma bonne amie, dit Ivana, j’ai fait tout ce que j’ai pu… je t’assure… tu peux demander à ces messieurs… mais j’y renonce !… Il vaut mieux que tu l’apprennes tout de suite. Tu le saurais demain. Il a dansé avec Théodora Luigi. Il n’y a qu’une prompte fuite qui peut le sauver. Emporte-le tout de suite. Partez dès demain pour cette tournée en Bretagne.
 
– Vous m’abandonnez !… s’écria Thérèse… Tu me quittes ?
 
– Oui, ton mari devient fou !… Ah ! il n’a pas l’habitude qu’on lui résiste…
 
Mme Boulenger se leva sans ajouter un mot et nous quitta, stupide de douleur…