Les Aventures de Rouletabille

| 2. MASQUES ET VISAGES

II.
Masques et visages
 
    Ayant reçu une lettre de Mme Boulenger qui m’invitait à venir passer quelques jours aux Chaumes où se trouvaient déjà Rouletabille et Ivana, je partis pour Deauville…
 
Les Chaumes étaient une des plus belles villas du pays avec une certaine affectation de style rustique qui n’excluait point la magnificence. Les Boulenger étaient très riches. Le chirurgien encore pauvre, mais déjà célèbre par ses premiers travaux, avait épousé Mme Hugon, jeune veuve du vieux Monsieur Hugon qui avait fait une grosse fortune dans les phosphates siciliens ; ce mariage avait permis au praticien de délaisser sa clinique pour se livrer presque exclusivement à ses travaux de laboratoire.
 
Mme Boulenger approchait maintenant de la quarantaine, mais elle montrait encore une grande fraîcheur de visage, et elle n’était point sans une certaine coquetterie un peu sévère et qui allait bien à son genre, si j’ose dire… Quel était donc le genre de Mme Boulenger ? Il consistait surtout dans une austère amabilité, qui n’était certes point dépourvue de charme pour ceux et pour celles que son mari introduisait à son foyer.
 
Elle savait dépouiller la savante qu’elle était devenue à l’école de son mari, car cette femme qui n’avait qu’une éducation purement littéraire, s’était mise à la médecine et à la chimie comme une écolière, avait forcé les portes du laboratoire où Roland s’enfermait, et était devenue son premier préparateur. Les élèves du maître ne se gênaient point pour dire qu’elle avait sa grande part dans les derniers succès de l’Institut Boulenger, mais de tels propos l’horripilaient et elle fermait impatiemment la bouche aux indiscrets, et même à son mari, quand on effleurait ce sujet.
 
Elle n’avait d’autre joie que la gloire de Roland, d’autre plaisir que celui de lui être agréable. Elle l’entourait de soins presque maternels. Son égalité d’humeur, qui était parfaite en toutes circonstances, faisait du foyer des Boulenger quelque chose de rare. Elle en avait tout le mérite, car ce diable d’homme était doué d’une activité qui se dépensait en tous sens. On me comprendra.
 
Roland Boulenger, qui n’était guère plus âgé que sa femme, avait eu et continuait d’avoir les plus belles aventures du monde. Il ne perdait son temps en rien : chacun savait cela et Thérèse (c’était le nom de Mme Boulenger) n’ignorait point que son époux menait de pair le travail et le plaisir. Il n’y mettait point toujours de la discrétion. Elle était la première à en sourire et, si elle souffrait, cela ne se voyait guère. À une allusion un peu trop précise de ses amis qui tentaient de la plaindre, elle répondait :
 
– Oh ! moi, il y a longtemps que je ne suis plus qu’un pur esprit ! J’aime Roland pour son intelligence et pour son grand cœur d’honnête homme. Le reste n’a pas d’importance, c’est des bêtises !
 
De fait, elle n’était tracassée que de la santé de son mari qui se surmenait trop… L’année précédente, lors de la grande passion de Boulenger pour Théodora Luigi, elle avait été effrayée de l’état de dépérissement rapide dans lequel elle le voyait. Alors là, elle s’était révoltée :
 
– Je veux bien que mon mari s’amuse, avait-elle dit à Rouletabille, mais je ne veux pas qu’elles me le tuent !
 
Elle avait été instruite que Théodora était une grande fumeuse d’opium, et que son imagination de courtisane savait créer au plaisir des décors fameux mais redoutables. Elle se jeta aux pieds de son mari :
 
– Ça, lui dit-elle, tu n’as pas le droit. Ta santé ne t’appartient pas !… Elle appartient à la science, à tous ceux que tu peux sauver !… Mon Roland ! Écoute-moi !… Tu sais que je ne te dis jamais rien… je suis avec toi comme une bonne maman quand son grand enfant fait des frasques : je détourne la tête… mais regarde ton pauvre visage, tu me fais pleurer.
 
Elle avait été sublime, cette femme. C’était une sainte. Et comme Boulenger n’était ni un misérable, ni un sot, il avait compris qu’elle avait raison et il l’avait serrée sur son cœur.
 
Il s’était laissé emmener quelques semaines dans le midi. Quand Thérèse avait ramené son mari à Paris, Théodora Luigi était partie pour un long voyage avec le prince Henri d’Albanie… Roland était sauvé !…
 
J’arrivai à Deauville par le train de midi. Rouletabille était à la gare. Il me donna de bonnes nouvelles de tous. Nous échangeâmes quelques propos sans importance, et bientôt l’auto s’arrêtait devant la porte des Chaumes. Je fus étonné de voir que personne ne venait au-devant de nous, Rouletabille, en me conduisant à une chambre, me dit qu’on déjeunait très tard à Deauville et que le professeur travaillait jusqu’à une heure.
 
– Comment ? ici aussi ? Mais ta femme ne travaille pas ?…
 
– Le professeur, Ivana, Mme Boulenger sont enfermés tous les trois avec leur grand rapport sur le dernier état de leurs travaux relatifs à la tuberculose des gallinacés.
 
– Charmante villégiature !… Eh bien ! et toi, tu ne travailles pas ?
 
– Non, moi, je m’amuse !
 
– À quoi ?
 
– À faire des pâtés de sable !…
 
– On va donc à la mer, à Deauville !…
 
– Oui… moi ! les enfants et les nourrices !
 
Là-dessus, il me quitta, car il avait quelqu’un à voir qu’il était sûr de rencontrer à La Potinière, à cette heure-ci, où toute la clique du Tout-Paris s’écrasait… Quelques instants plus tard, je descendis dans le jardin, qui était vaste, avec d’admirables corbeilles de fleurs et de beaux coins d’ombrage… Les domestiques mettaient le couvert sous des arbres au lointain. Plus près, j’aperçus soudain Mme Boulanger, qui, souriante, venait au-devant de moi. Je m’avançai vers elle, en longeant le mur de la villa. Au-dessus de moi une fenêtre était ouverte et j’entendis distinctement ces mots que prononçait Ivana :
 
– Je vous en prie ! Je vous en prie… laissez ma main ! Oh ! maître, vous êtes insupportable.
 
Je n’oublierai jamais l’accent de ce « Je vous en prie ! » Certes était douce la prière, et nullement menaçante… J’étais un peu pâle quand j’abordai Mme Boulenger. Il me paraissait impossible qu’elle n’eût pas entendu. J’avais bien entendu, moi !… et Thérèse n’était guère alors plus éloignée que moi de la fenêtre… Mais sans doute me trompai-je, car sa figure ne changea point et elle me souhaita la bienvenue avec un naturel parfait.
 
Ivana et Boulenger ne tardèrent point, du reste, à se montrer. Il me sembla, dès l’abord, qu’ils affectaient une correction un peu exagérée, mais cette impression dura peu devant la bonne humeur charmante d’Ivana et l’entrain du professeur.
 
Tous deux marquèrent un grand plaisir de me revoir. Ils ne dissimulaient point que ma présence serait surtout utile à Rouletabille qui était un peu délaissé.
 
– C’est la faute de ce damné rapport et de ces damnées poules qui ne nous ont pas encore livré tout leur secret ! mais dans quelques jours, nous en aurons fini avec les paperasses, je l’espère, et alors quelles randonnées en auto ! nous tournons le dos à La Potinière et en route pour la Bretagne ! Première étape : une omelette chez la mère Poulard.
 
Il rayonnait cet homme, il y avait de la flamme dans ses yeux sombres, aux cavités inquiétantes qui donnaient parfois à réfléchir… Certains prétendaient qu’il ne s’était attaqué avec tant d’ardeur au problème de la tuberculose que parce qu’il était atteint lui-même de la terrible maladie…
 
Nous nous mîmes à table. Le déjeuner fut délicieux. Rouletabille était revenu de La Potinière avec les dernières histoires de la nuit. On n’avait vidé les salles de jeu qu’à quatre heures du matin et les plus enragés s’étaient vengés de l’administration qui les mettait à la porte en emportant les instruments du jazz-band et en faisant un tapage d’enfer. C’est dans cet équipage qu’ils étaient arrivés chez Léontine qui avait dû se relever, leur ouvrir la porte de son bar et leur faire à souper. Et là, ils s’étaient remis à jouer, un jeu terrible, aux dés. Le gros Berwick avait forcé un petit reporter, Ramel, de Dramatica, à jouer les cinq louis qu’il avait dans sa poche. Vers les huit heures du matin le petit Ramel gagnait vingt-cinq mille francs. Il en profitait immédiatement pour se commander une soupe à l’oignon.
 
Je rapporte tous ces détails pour que l’on se rende tout de suite compte du ton et de l’air des gens. Dans le moment même que nous nous égayions tous ainsi, apparemment sans arrière-pensée, Roland Boulenger qui donnait la réplique à Rouletabille, cherchait le pied d’Ivana, sous la table. J’en avais la preuve. Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants et menteurs ! Je regardai ce masque enjoué qui, dans le moment même, était tourné sur nous, et sur lequel j’apercevais, moi, le vrai visage dionysiaque de Roland. Cet homme commettait en ce moment une action abominable et je crois pouvoir dire qu’il ne s’en doutait pas !
 
Plus j’y pense et plus je crois qu’il faut chercher le trait essentiel de ce caractère dans la naïveté de son égoïsme extrême. Réellement, cette insouciance un peu sauvage, cette violence aristocratique des passions, cette activité de vainqueur souriant, cet individualisme farouche, c’est ce qui m’apparaissait en Roland Boulenger, beaucoup plus que cette âme généreuse d’apôtre et de savant vouée au salut de l’humanité, qui paraissait éblouir tant de gogos, et cette pauvre Thérèse en particulier. Nous aurons l’occasion de reparler d’Ivana.
 
« Eh quoi ! pensai-je, serais-je seul à m’apercevoir de ce qui se passe ?… et faut-il qu’un esprit aussi délié que celui de Rouletabille ne voie rien de ces manœuvres. Et s’il s’en est aperçu, quel est mon rôle ici et que suis-je venu y faire ?… »