Les Aventures de Rouletabille

| 10. NOUVELLES PRECISIONS ET NOUVEAUX DOUTES

X.
Nouvelles précisions et nouveaux doutes
On n’a pas oublié que le samedi qui précéda le drame de Passy (lequel eut lieu un mardi) je m’étais trouvé à l’Opéra-Comique en face de Théodora Luigi, qui avait déjà donné un successeur à Henri II et qui flirtait ostensiblement avec le célèbre Hellène Parapapoulos. Je pris mes renseignements et j’appris que la redoutable courtisane avait quitté la France avec son nouveau maître le jour même du drame par l’Orient-Express de une heure de l’après-midi. Ce renseignement que je m’étais procuré par l’intermédiaire de mes amis de la Sûreté me cassa bras et jambes. J’allai à la gare de l’Est où il me fut confirmé.
 
On comprend mon état d’âme. Il était lamentable. Pour expliquer le crime, je ne me trouvais plus qu’en face de Rouletabille et la parole du substitut me sonnait de furieuses cloches aux oreilles : « Vous êtes sorti d’ici à cinq heures et le crime a eu lieu à cinq heures moins cinq exactement. » Je répète qu’à ce moment rien encore n’était venu relever cette erreur qui accusait si terriblement Rouletabille et je passai par des affres, par des doutes, des hypothèses qui me déchiraient.
 
Cette heure avait été établie par les magistrats sur le témoignage de la montre de Roland Boulenger fracassée par une balle et arrêtée à cinq heures moins cinq. Quant à Rouletabille, il avait été aperçu sortant de la petite maison par une porte qui donnait sur un terrain vague derrière l’impasse La Roche et reconnu par un agent (tous les agents connaissaient Rouletabille) qui s’entretenait avec une marchande de journaux. Tous deux (l’agent et la marchande) avaient été frappés de la pâleur et de l’air égaré du célèbre reporter qui était passé près d’eux sans les apercevoir. Il parlait tout seul.
 
Comment avait-on découvert le crime ? Par le fait de l’enfant d’un menuisier qui jouait à la bloquette tout seul avec ses billes, contre le mur de derrière de la villa elle-même, dans une venelle à laquelle on n’a même pas donné de nom. Au-dessus de lui, à la hauteur du premier étage, derrière des fenêtres aux volets clos il avait entendu des coups de revolver et des cris et il s’était enfui aussitôt chez lui.
 
Son père était rentré plus d’une heure plus tard et n’avait prêté qu’une oreille distraite à l’histoire de l’enfant. Cependant, comme un sergent de ville passait devant son atelier, le menuisier avait dit à l’enfant de refaire son récit devant le représentant de la force publique. Or, le hasard voulut que cet agent fût le même que celui qui avait vu sortir Rouletabille. Il courut à l’endroit désigné par l’enfant et crut entendre des gémissements. C’était sans doute Ivana qui agonisait. Quelques instants plus tard, il pénétrait avec le commissaire de police du quartier dans la fatale petite maison de Passy. On sait la suite. Mais les dires de l’enfant étaient tout à fait vagues pour ce qui concernait l’heure. Il était impossible, à une demi-heure près, de préciser l’instant où il avait entendu les coups de revolver. L’arrêt de la montre à 5 heures moins cinq mit momentanément tout le monde d’accord avec la sortie de Rouletabille à 5 heures. Et en vérité, je comprends les magistrats. Moi-même, dans l’impossibilité où j’étais de me retourner du côté de Théodora Luigi, j’avais besoin de revoir Rouletabille !
 
Or, le reporter ne voulait voir personne pour le moment, pas même son avocat ! On le laissait tranquille depuis sa confronta­tion avec ses victimes et l’on procédait à l’autopsie de celles-ci. De cette autopsie, on ne tira rien sinon la confirmation à peu près inutile de ce fait que l’on ne se trouvait point en face d’un suicide consenti par les deux victimes. On sait du reste que l’on n’avait trouvé sur les lieux aucune arme. Enfin, la plus sommaire enquête avait démontré que le massacre n’avait été possible que par l’intervention d’un tiers.
 
Ceci étant resté la vérité de l’affaire, nous n’aurons pas une seconde à évoquer l’hypothèse qui fut un instant émise dans un journal (L’Époque) : Roland Boulenger et Ivana avaient pu se massacrer l’un l’autre.
 
Je disais donc que, dans les ténèbres où je m’agitais, j’avais besoin de revoir Rouletabille…