Les Aventures de Rouletabille

| 12. ETRANGE ATTITUDE DE ROULTABILLE

XII.
Étrange attitude de Rouletabille
 
     De fait, sans plus se préoccuper des personnages, ses yeux se mirent à faire le tour des choses, mais sans perdre de cette flamme qui le consumait. Il m’avait vu. J’allais me précipiter, quand un de ces coups d’œil que je connaissais bien me cloua sur place. M. le juge d’instruction Hébert nous fit monter tout de suite au premier étage.
 
Nous ne nous arrêtâmes point dans la salle à manger et ce fut dans cette chambre encore toute chaude du meurtre que l’interrogatoire reprit. Les deux corps n’étaient plus là, mais ils avaient laissé partout leurs traces sanglantes, sur le tapis et jusque sur la garniture de lit de satin blanc du 16e siècle où une main ensanglantée s’était accrochée, sans doute celle d’Ivana.
 
Rouletabille, en se retrouvant dans cette horrible pièce où, dans un baiser suprême, Ivana avait rendu son dernier soupir… Rouletabille eut un mouvement de défaillance. Je le reçus presque dans mes bras.
 
– Avouez donc !… s’écria le juge d’instruction…
 
Mon pauvre ami tourna vers lui des yeux hagards. Sur quoi, M. Hébert, jugeant l’instant propice, sortit en douce tous les arguments qui pouvaient décider l’inculpé à changer d’attitude et à dire ce que tout le monde, excepté moi, estimait être la vérité… c’est-à-dire son crime !… mais un crime passionnel accompli dans les conditions classiques et pour lequel le jury de la Seine s’était toujours montré fort indulgent. C’est tout juste s’il ne promit point à Rouletabille l’acquittement ! En tout cas, il faisait parfaitement entendre qu’en son âme et conscience, lui, bon, juge et bon bourgeois et bon mari qui a le droit de compter sur la vertu de sa femme, il absolvait Rouletabille.
 
Ce n’était pas pourtant un méchant homme, ce M. Hébert, et comme on dit, il n’aurait pas fait de mal à une mouche, bien qu’il eût envoyé pas mal d’assassins à la guillotine, mais il trouvait tout naturel qu’un mari trompé tuât autour de lui comme un sauvage ! C’est extraordinaire, comme, par certains côtés, nous tenons encore à l’âge des cavernes.
 
Ceux qui étaient là se souviendront longtemps de la façon dont Rouletabille accueillit ces singulières avances.
 
D’abord il fit une déclaration qui remplit tout le monde de stupeur et je ne cacherai pas que j’en fus moi-même assez gêné bien que je fusse préparé à cet éclat par certaines phrases que je lui avais entendu prononcer dans le moment que nous avions eu tant de peine à l’arracher à la dépouille d’Ivana.
 
– Monsieur ! jeta-t-il au juge d’une voix hostile et où grondait une colère mal domptée : vous parlez de mari trompé. La première chose que je veux que l’on entende de moi, c’est l’expression de la foi complète que j’ai dans la parfaite honnêteté de ma femme ! Quant à ce que vous pouvez penser de mon rôle en tout ceci, je dois vous avouer qu’après la mort de ce que j’avais de plus précieux au monde, cela m’importe aussi peu que possible ! si bien que, si je condescends à répondre à vos questions, c’est moins pour moi que pour sauver une mémoire qui m’est chère ! Vous entendez, monsieur Hébert, Ivana Vilitchkov, qui m’a fait l’honneur de devenir Mme Rouletabille, a toujours été la plus loyale et la plus probe des femmes ! Elle n’a jamais manqué à ses devoirs !
 
M. Hébert eut un haut-le-corps très marqué devant cette agressive et inattendue proclamation.
 
Au fait, les personnes qui étaient là n’auraient pas manqué d’en sourire, s’il ne s’était agi de la vie d’un homme en suspens sur ces deux cadavres.
 
– Monsieur, répliqua M. Hébert sur un ton qui n’était pas dénué d’une certaine pitié philosophique… monsieur, je ne demande pas mieux que de vous croire, mais mon opinion à cet égard importe beaucoup moins que la vôtre et vous me permettrez de vous répondre que vous n’avez point toujours été aussi parfaitement assuré de la vertu de Mme Rouletabille ! Et, mon Dieu, vous étiez de cela fort excusable, car vous avouerez bien avec moi que les circonstances et les apparences étaient tout à fait contre elle ! Ce rendez-vous dans cette petite maison galante où le professeur Roland Boulenger était accoutumé de venir se distraire de ses importants travaux, cette dînette interrompue, cette chambre où nous avons trouvé les deux corps de M. Boulenger et de votre femme, tout cela était bien fait pour inquiéter l’esprit du mari le moins soupçonneux et même pour déchaîner – nous en avons la preuve, hélas ! – sa colère…
 
– Il est tristement exact, répondit Rouletabille, d’une voix sourde, qu’un moment j’ai pu croire que ma malheureuse Ivana était prête à céder aux instances du professeur Boulenger qui était, lui, fort amoureux d’elle. Je n’entrerai point maintenant dans des détails qui vous feront comprendre bien des choses et qui feront voir à tous la conduite de ma femme sous un jour tout à fait nouveau, presque sublime, monsieur le juge ! Il s’agissait, pour elle et pour la science, de sauver le professeur d’une influence néfaste, terrible ! Qu’un tel programme, difficile et dangereux à réaliser, eût amené ma femme à accepter, sans que j’en fusse averti, un rendez-vous dans cette petite maison de Passy, cela me bouleversa à un point que je me mis à l’espionner… espionnage dont je demande publiquement pardon à la mémoire de celle qui a droit à tous les respects !…
 
Il y eut un court silence glacé sur le sens duquel Rouletabille ne se méprit point, et il continua :
 
– Je l’espionnai donc, et je la fis espionner… et je sus qu’elle devait se rendre ce mardi-là dans cette maison. Dès le lundi, j’avais une clef qui me permettait d’ouvrir la porte qui donne sur le terrain vague, je connaissais l’heure du rendez-vous, j’arrivai ici un quart d’heure après ma femme. Roland Boulenger était déjà là… Monsieur, je vous jure que je n’avais pas d’armes !… Monsieur, je ne suis point de ceux qui s’arrogent le droit de tuer parce qu’une femme sourit à un autre !… Monsieur, cette sauvagerie n’est point dans mes idées et je regrette qu’elle ait encore cours à une époque qui prétend à la civilisation… J’étais venu pour constater un horrible mensonge… mais on ne tue pas une femme parce qu’elle ment !… Elle ment à ses vœux, elle ment à des promesses sacrées… Détournez-vous d’elle !… Ne vous transformez pas en bourreau, domptez l’instinct de propriété de la chair qui n’est que le corollaire de l’antique esclavage… ou subissez les justes lois !… Monsieur, si vous me prouvez que j’ai tué, je réclame la guillotine et je demande votre destitution pour avoir encouragé, par les propos que vous teniez tout à l’heure, l’assassinat !
 
Ah ! si nous nous attendions à celle-là !… Fou de Rouletabille !
 
Médusés, nous étions médusés… c’est le cas de le dire. Quant à M. Hébert il eût bien voulu se fâcher mais il avait peur de paraître ridicule. Toute sa figure se pinça et ce fut sur un ton plein d’amertume qu’il répondit à peu près ceci qui traduisait assez le sentiment général :
 
– Monsieur, je ne retiens point des paroles qui attestent pour le moins votre profond désarroi ! Innocent ou coupable, votre trouble s’explique. Je regrette simplement qu’il ne vous permette pas d’user pour vous-même de cette méthode si nette et si sûre et si dénuée de discours qui apportait la lumière dans les affaires des autres…
 
– Monsieur, il faut avoir pitié de moi ! On m’a tué ma femme ! 
 
Et Rouletabille pleura.