| 21. TENEBRES
Les semaines se passèrent, qui furent pour moi comme un grand trou tout noir dans lequel je ne cessais de tomber, tel un damné de La Divine Comédie. La dernière visite lunaire à la petite maison de Passy, au lieu de m’apporter cette quiétude parfaite et la fin des hypothèses à laquelle nous tendions si âprement, m’avait laissé sous une impression indéfinissable de terreur inexpliquée. Pourquoi aussi, Rouletabille avait-il disparu avec son joyau ?… avec ce quelque chose qui avait brillé dans l’ombre… avec ce commencement de lumière à la cheville de Théodora Luigi !… N’en savait-il pas assez ?… qu’allait-il chercher au fond de l’Europe ?… Et pourquoi n’en revenait-il point ?… Car je fus trois mois sans nouvelles… Mme Boulenger et moi, nous le crûmes mort. Les autres le voyaient seulement coupable et qu’il était parti quelque part là-bas, pour se faire oublier ici !… Pendant ce temps, on avait clos l’instruction et on avait décidé de le juger par contumace… Nous atteignîmes ainsi la veille du procès et j’étais effondré sur mon dossier quand la porte de mon cabinet s’ouvrit et je vis surgir un La Candeur formidable, aux joues rubescentes, aux yeux hors de la tête : – Il est là ! Il est revenu !… – Rouletabille est là ?… – Oui, m’sieur !… Il est à Paris ! Il sera demain à la cour d’Assises !… Là-dessus avant même que j’aie pu faire un geste, il m’avait quitté. Quand j’arrivai, le lendemain, de très bonne heure, au Palais, il y avait déjà une foule immense qui s’écrasait devant les grilles, dans la galerie de l’Horloge… On avait établi des barrières et un service d’ordre comme aux plus grands jours… Tout ce monde-là savait que Rouletabille était revenu… Moi, je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis la veille… Ce ne fut que quelques minutes avant l’ouverture de l’audience que l’on vint m’avertir à mon banc que Rouletabille s’était constitué prisonnier ! Le bruit s’en répandit immédiatement dans le public et nous en entendîmes la rumeur jusqu’au fond des corridors qui entourent la salle… Après les premières formalités, je vous laisse à penser quel fut le mouvement de toute la salle quand le président prononça ces mots : – Faites entrer l’accusé ! Mouvement de curiosité – certes ! – mais d’immense sympathie, car Rouletabille, comme grand reporter, était adoré du public, et chez moi, d’inexprimable angoisse… Il entra… Sa bonne figure était pâle et sévère… Ses yeux allèrent à moi immédiatement. Je lui tendis les mains et il me les prit avec effusion. Notre émotion parut gagner toute la salle. Ah ! en vérité, le procès s’ouvrait dans une admirable atmosphère. – Tu as préparé mon dossier, lui dis-je, passe-le-moi ! Il secoua la tête… – Mais, pour ma plaidoirie ? – Oh ! Sainclair… j’espère bien que tu n’auras pas à plaider ! Et ce fut tout… Ce fut tout pour moi et pour les autres… Après avoir répondu aux questions banales d’identité que lui posa d’abord le président, il déclara à toute autre question « qu’il n’avait plus rien à dire pour le moment ! » Avec un entêtement effrayant, il se refusa à entrer en conversation avec le président… pas plus qu’avec l’avocat général, du reste… À tous les dires, à toutes les accusations, à toutes ces demandes d’explications, il opposa le mutisme le plus absolu… J’en étais malade… Je le suppliai de mettre fin à une attitude qui retournait tout le monde contre lui : le président, la Cour, le jury et même le public… À la fin, exaspéré de ce mutisme qui était comme la forme la plus haïssable d’un orgueil insolent, le président s’écria : – Si c’est pour nous dire tout cela que vous êtes revenu vous constituer prisonnier, vous pouviez rester où vous étiez. !… C’est comme si nous allions vous juger par contumace… C’est tout juste si le président ne fut pas applaudi, en tout cas une immense rumeur lui donna raison… mon ami se perdait… J’étais effondré… Quant à Rouletabille, il laissa sa tête retomber sur ses bras appuyés à la barre des accusés… et bientôt nous pûmes croire qu’il dormait…
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