Les Aventures de Rouletabille

| 24. LA LUMIERE

XXIV.
La lumière
 
       Quant à moi j’étais accablé, anéanti plus qu’indigné. La fureur de Rouletabille allait de pair avec sa folie. Quand je pus prononcer un mot, j’essayai cependant de me faire entendre de lui, bien qu’il eût retrouvé soudain ce visage fermé et ces yeux lointains qui le mettaient à l’autre bout du monde :
 
– Tu n’oublies qu’une chose, c’est qu’à l’heure du crime, à cinq heures et demie, Mme Boulenger était avec moi, chez toi !… Je n’attendrai point qu’elle s’en souvienne pour le dire ici.
 
Croyez-vous qu’il me répondit ? Il resta à l’autre bout du monde sans plus se préoccuper de moi que si je n’avais jamais existé.
 
Un quart d’heure après, quand on reprit l’audience, Mme Boulenger se présenta à nous comme pétrifiée dans l’horreur que lui avait versée Rouletabille. La cavité de ses yeux s’était accrue, le double sillon de la douleur s’était encore élargi, lui tirant les joues. Sa beauté, en un instant, était détruite. Un grand sentiment de pitié l’entoura, car bien que l’on commençât à soupçonner qu’elle avait été beaucoup plus mêlée au drame qu’on ne l’avait cru jusqu’alors, on ne pouvait ajouter foi aux divagations de Rouletabille.
 
Le président, tout d’abord, admonesta celui-ci. Il lui rappela qu’il était sur ce banc moins pour accuser que pour se défendre et que, dans tous les cas, s’il s’attaquait à une renommée jusqu’alors sans tache et qui avait toujours brillé du doux éclat de la vertu, il devait le faire dans des termes qui ne révoltassent point la conscience publique et surtout apporter dans son inattendu système de défense plus de preuves que d’imprécations !
 
Rouletabille inclina la tête en signe qu’il avait compris et reprit la parole sur un ton doux et mesuré qu’il n’aurait jamais dû quitter…
 
– Messieurs, dit-il, mon ami Sainclair me rappelait à l’instant qu’à l’heure du crime, cinq heures et demie, Mme Boulenger se trouvait avec lui, chez moi, dans mon salon. C’est bien cette coïncidence de l’heure du crime (sur laquelle tout le monde est d’accord maintenant) et de la présence de Mme Boulenger à mon domicile qui, dans le moment que je cherchais le quatrième personnage nécessaire au drame, tel que je le concevais après mes investigations, m’empêchait d’entreprendre « celui de Mme Boulenger », me le barrait en quelque sorte !… Et je me rappelai l’insistance avec laquelle, sans en avoir l’air, Mme Boulenger nous avait fait constater l’heure à ma pendule… Cela, déjà, ne me parut point naturel… D’après ce que m’avait dit mon ami Sainclair, c’était lui qui était arrivé le premier dans mon salon et il avait entendu Mme Boulenger sonner à la porte de l’appartement ; le domestique avait ouvert à la visiteuse dans la pièce où mon ami se trouvait. Sainclair ne l’avait pas quittée. En principe je devais abandonner l’idée que Mme Boulenger aurait pu se créer un alibi en retardant ma pendule d’une demi-heure, je dis en principe, mais non en fait, car en fait, je découvris que la chose avait été tout à fait possible. Un enquête auprès de mon domestique m’apprit que Mme Boulenger était venue chez moi cinq minutes avant l’arrivée de Sainclair, avait été introduite dans le salon puis était sortie de chez moi en annonçant qu’elle allait revenir ; elle y revenait en effet, y trouvait Sainclair, en ressortait et y remontait avec moi. Pourquoi cette insistance à revenir chez moi ? à se faire voir chez moi ?… Je dis qu’une personne qui aurait eu intérêt à se créer un alibi n’aurait pas agi autrement… rien de plus… mais tout de même… depuis que je savais que Mme Boulenger s’était trouvée seule dans mon salon en face de ma pendule, l’heure ne me gênait plus !…
 
« C’est dans ces conditions, messieurs, que je partis pour Le Havre.
 
« Jusqu’alors poussé par mon idée absolue de l’innocence, c’est-à-dire de la parfaite honnêteté de ma femme, innocence qui ne pouvait se présenter à mon esprit qu’à la condition que ma femme n’eût rien caché à Mme Boulenger de son rendez-vous, avec le docteur, à Passy (ce qui du coup faisait entrer le personnage de Mme Boulenger dans le drame)… jusqu’alors, dis-je, je n’avais qu’une conviction morale de l’intervention de Mme Boulenger, mais nullement intellectuelle ni surtout matérielle… Je devais trouver bientôt ce qui me manquait encore… Ayant relevé les traces de Théodora Luigi, il me fallait déterminer son rôle dans cette affaire, d’après les traces mêmes ; enfin et surtout dans quelles conditions, elle qui se trouvait au Havre la veille du crime, en était partie pour accourir à Paris… C’est alors, messieurs, que je revis cette villa de la Falaise où s’était déroulé, l’été précédent, un drame qui avait été, en quelque sorte, le prélude de celui-ci et sur lequel vous ne savez encore rien !…
 
Ici l’avocat général ayant esquissé un mouvement pour se lever, le président le devança dans ses intentions en déclarant :
 
– Le drame de Saint-Adresse a fait l’objet d’une instruction qui est close et j’estime qu’il est inutile d’en reparler ici…
 
Aussitôt, en tant qu’avocat de Rouletabille, je protestai contre cette façon de restreindre les débats mais cette fois, ce fut Rouletabille qui me calma :
 
– Messieurs, dit-il, la présence en ces lieux de Madame (il désignait Théodora Luigi) qui a bien voulu m’y suivre pour vous aider à démêler ce criminel imbroglio doit vous être un sûr garant qu’il n’y sera point prononcé de paroles gênantes pour qui que ce soit… L’ombre de Henri II d’Albanie peut reposer en paix… Ce prince n’a été mêlé en rien au drame de la falaise ! Ceci posé, il me sera permis de dire, sans m’arrêter bien entendu au système de l’accident qui n’a trompé personne… Il me sera permis de dire que nul n’a rien su du drame !… Ni les magistrats qui ont cru le soupçonner, ni ma femme qui est arrivée sur les lieux quelques instants après les coups de feu… et qui a eu, cependant, les fausses confidences de Mme Boulenger sur son lit de douleur… ni Roland Boulenger lui-même… ni Théodora Luigi qui n’a rien vu et n’a pu qu’entendre les coups de revolver qui éclataient derrière une porte !… Il n’y a que Madame qui connaît la vérité ! (Le doigt de Rouletabille montrait, cette fois, la statue qu’était devenue Mme Boulenger) Madame et moi !…
 
« Messieurs, lors de mon retour à Paris l’automne précédent après le drame de la Falaise, j’avais déjà découvert que l’auteur du crime ne pouvait être Henri II d’Albanie pour cette raison entre autres, que le revolver qui avait servi à frapper Mme Boulenger avait été acheté quelques jours auparavant chez un armurier du Havre, par Roland Boulenger lui-même… et j’étais revenu avec cette idée que c’était peut-être Roland Boulenger qui avait frappé sa femme laquelle, plus sublime que jamais, lui avait pardonné. Cependant, bien des points du drame restaient obscurs et quand, après le drame de Passy je retournai au Havre, emportant dans la pensée une autre Thérèse Boulenger que celle qui l’avait habitée jusqu’alors et aussi le souvenir de certaines scènes assez caractéristiques qui ne prenaient leur signification qu’à la lueur de cette pensée nouvelle, je résolus de compléter mon enquête en même temps que je m’occupais de Théodora Luigi en ce qui concernait le second drame…
 
« J’eus la chance de tomber à Trouville, sur le valet de chambre de Roland Boulenger, Bernard, qui était venu, sur l’ordre de Mme Boulenger, chercher quelques objets dans la villa de Deauville… J’étais déguisé ; il ne me reconnut pas… et je mis la conversation sur le drame de la falaise. Il y avait une phrase qui me trottait dans la tête depuis que je l’avais entendue quelque temps après le drame, en traversant la villa de Deauville… Roland Boulenger disait alors à Bernard : « Que voulez-vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tant pis !… j’en serai quitte pour en acheter un autre !… et laissez-moi tranquille avec cette histoire-là !… » D’où j’en avais momentanément conclu que « cette histoire de revolver » gênait singulièrement Boulenger et le chargeait par conséquent. Or, de ma dernière conversation avec Bernard à Deauville, il résultât que c’était Roland Boulenger lui-même qui, le premier, s’était préoccupé de la disparition de cette arme et avait prié Bernard de la lui retrouver ! Tout se trouvait retourné !… Si Roland Boulenger avait tiré avec ce revolver sur sa femme, il n’avait aucun intérêt à attirer l’attention de quiconque et surtout de son valet sur sa disparition !… Je continuai d’interroger Bernard avec méthode. Il s’agissait, pour moi, de savoir si Boulenger était parti, ce jour-là pour Sainte-Adresse avec son revolver. Je me rappelai qu’il avait sauté à cheval et qu’il nous avait quittés sans autre cérémonie : je demandai à Bernard s’il y avait au pantalon de cheval à son maître une poche pour le revolver… Il n’y en avait pas !… et le matin même, après le départ de son maître, Bernard avait enlevé de la poche du pantalon que Roland portait la veille, le revolver qu’il avait mis dans le tiroir de la table de nuit. Depuis on ne retrouvait plus le revolver !… Qui donc pouvait avoir emporté le revolver de Roland Boulenger sur les lieux du drame ? Qui, sinon la seule personne auprès de laquelle on l’a retrouvé ! (revolver que l’on a vite caché car on a cru qu’il appartenait à Henri II). Qui, si ce n’est Madame ? (et encore le doigt terrible de Rouletabille sur Mme Boulenger) et je la défie bien de dire le contraire !…
 
Et bien ! oui, c’est vrai ! s’écria-t-elle. J’avais emporté ce revolver pour me frapper… et je m’en suis frappée par deux fois ! c’est vrai ! J’ai voulu mourir ! n’était-ce pas mon droit ? Ne l’avais-je pas assez gagné ?…
 
– Vous, madame, reprit froidement Rouletabille, au milieu d’une rumeur immense qui n’était certes pas entièrement hostile à celle qu’il accusait… vous aviez tout arrangé pour faire croire que votre mari vous avait assassinée !…
 
– Misérable !… J’adorais mon mari !…
 
– Il y a des minutes où, dans le cœur d’une femme, répliqua sourdement Rouletabille, l’amour devient plus terrible que la haine et se confond avec elle bien singulièrement et vous avez connu ce moment-là madame !… et je vais vous dire quand !… Rappelez-vous certain soir, où, dans la villa de Deauville, je me heurtai presque à vous, au coin d’un couloir… je ne devrais pas vous dire : rappelez-vous ! car, en réalité, je ne saurais prétendre que vous m’ayez aperçu ! mais moi, je vous ai vue ! Vous sortiez comme une furie de la chambre de votre mari… vous étiez dans un grand désordre et dans un déshabillé magnifique… vous aviez repris des habitudes de grande élégance… quoi de plus naturel pour une femme aimante que de se refaire belle pour l’objet aimé ? Je vous jure que je n’en ai pas souri !… Non ! ce soir-là en vous voyant sortir de la chambre de votre mari, j’en ai été épouvanté !… j’ai été épouvanté parce qu’un grand voile qui couvrait mes yeux et que vous aviez mis sur nos yeux à tous, a été déchiré !… Une femme, par son attitude extérieure, touche à l’ange !… Elle représente une si pure vertu qu’elle n’appartient plus à la terre !… Elle le dit à qui veut l’entendre… Elle le répète avec extase… elle n’est plus qu’une pensée et qu’un cœur !… Sa pensée comprend tout !… son cœur pardonne tout !… Roland, pour elle, a cessé d’être un homme, que lui importe, pourvu qu’il vive avec son cerveau ? Nous l’avez-vous assez fait entendre cette phrase !… Eh bien cette femme ment !… Cette épouse extra-terrestre, cette collaboratrice qui ne prétend connaître que l’œuvre immortelle à laquelle elle travaille à côté du génie, ce pur esprit, cette noble intelligence, cette divine organisation qui confond dans un même culte l’amour platonique et l’amour de la science, tout cela ment, tout cela râle de désespoir parce qu’on ne l’embrasse plus comme au lendemain de ses noces… et tout cela rugit sous son masque de céleste indifférence quand un sourire s’égare !
 
– Et tout cela se tue, c’est vrai !… Après, monsieur ?
 
– Et tout cela se tue… c’est votre droit, vous l’avez dit ! mais là où vous dépassez votre droit, c’est lorsque vous venez chercher dans un ménage qui ne connaît que la paix et le bonheur, une victime pour la jeter au milieu de vos machinations ténébreuses, c’est lorsqu’au lendemain de cette nuit où vous étiez si inutilement parée, vous concevez ce projet abominable de vous tuer dans des conditions telles qu’on puisse croire que vous êtes tombée assassinée par votre époux !… Ah ! laissez-moi finir ! Madame !… madame !… c’est avec son revolver que vous allez vous frapper devant sa porte en prenant soin de crier : « Roland ! assassin ! assassin ! »
 
– J’ai crié : « À l’assassin ! » râla Mme Boulenger.
 
Pourquoi auriez-vous crié « À l’assassin ! » puisque personne ne vous assassinait. Je prouverai quand vous le voudrez que le prince Henri était déjà mort, lorsque vous essayiez de mourir. Mais vous vouliez mourir en perdant Roland !… et la preuve, madame, je vais vous la donner, irréfutable. Au lendemain de cette nuit qui avait transformé votre folie d’amour en folie de haine… vous écriviez à une de vos amies de Paris, à Mme de Lens, une lettre… une lettre qui la faisait accourir au Havre en apprenant, deux jours plus tard, le drame… Dans cette lettre vous lui disiez textuellement : « Maintenant il me hait… j’ai lu cela dans ses yeux… Il me voudrait morte !… Attends-toi à quelque drame effroyable !… Moi je m’y attends, et je suis prête !… Si tu apprends ma mort, dis-toi bien que c’est lui qui m’a tuée ! » Mais vous n’en mourûtes point !… et lorsque Mme de Lens vous vit à Sainte-Adresse, vous lui montrâtes votre époux à vos genoux… À cette heure-là, vous croyiez l’avoir reconquis et vous acceptiez la légende qui était déjà établie autour de vous quand vous rouvrîtes les yeux… de la tentative d’assassinat par Henri II d’Albanie !
 
Quel silence ! Un silence affreux qui attendait quelque chose de cette femme cramponnée à la barre, comme au bord d’un abîme… et ce quelque chose ne vint pas !…
 
Quant à Rouletabille, implacable, il reprit :
 
– Et maintenant en voilà assez pour cette première histoire… Passons à la seconde ! Je n’ai plus du reste, que quelques mots à en dire !… quand je revins au Havre, j’étais sûr que c’était vous qui aviez tout fait à Passy comme à Sainte-Adresse. Il ne me fallait plus que des preuves et je résolus de les acquérir en y mettant tout le temps nécessaire et en vous trompant comme vous aviez trompé tout le monde !… Quelle victoire pour moi que le geste qui vous faisait apporter à la villa de Passy l’anneau d’esclavage que vous aviez trouvé à la villa de Sainte-Adresse !… quel aveu !… Enfin, j’avais cette lettre signée Roland Boulanger, cette lettre qui appelait Théodora Luigi !… cette lettre que les experts nient être de votre mari ! Elle ne pouvait être que de vous !…
 
– Mensonge ! Invention ! folie !… râla ardemment Mme Boulenger qui ne regardait plus Rouletabille…
 
– Madame… j’ai la preuve ici, que vous avez essayé maintes fois d’imiter l’écriture de votre mari… et j’ai mieux que cela !… j’ai ici… recollés… reconstitués… les essais successifs de cette lettre. Monsieur le Président… ouvrez cette enveloppe… je vous jure que madame n’aura plus rien à dire !
 
Et Rouletabille fixait Mme Boulenger comme s’il voulait l’hypnotiser pendant que l’huissier passait une enveloppe au président.
 
– J’ai justement quelque chose à dire, Monsieur le président, murmura Mme Boulenger dans un souffle… Il est exact que j’ai essayé souvent d’imiter l’écriture de mon mari, c’est lui-même qui m’en avait priée pour que je réponde à ses nombreux correspondants en ses lieu et place… pour que je signe même pour lui !
 
– C’est tout ce que je voulais savoir ! s’écria Rouletabille… Et maintenant Monsieur le président, vous pouvez arracher l’enveloppe… Il n’y a rien dedans !…
 
Quelle stupeur !… Et puis, malgré la gravité de l’événement, il y eut des rires.
 
– Lagardère n’est pas mort ! fit le président.
 
– Rouletabille non plus, ajouta froidement mon ami. Et maintenant plus qu’un mot… La preuve absolue de la présence de Mme Boulenger dans la villa de Passy, à l’heure du crime et la preuve de son crime !… Quand elle eut fini d’assassiner… Mme Boulenger descendit dans la cuisine… et elle but, car elle avait soif… elle but de l’eau fraîche du robinet, de la bonne eau glacée qu’elle faisait couler dans un verre pris dans l’armoire à côté d’elle… Seulement Mme Boulenger a eu tort de ne pas replacer exactement ce verre comme les autres… car ce verre-là, je l’ai fait examiner, moi, par le service Bertillon !… J’ai là en effet quelques amis qui ont bien voulu m’aider de leurs « expériences » et qui apporteront ici le résultat de leur examen… Ils ont relevé sur le verre la marque à laquelle nul ne peut plus se tromper, la marque des doigts de l’assassin.
 
C’est faux ! s’écria la malheureuse femme dans un dernier sursaut de défense.
 
– Pourquoi avez-vous dit : c’est faux ? parce que vous aviez gardé vos gants de fil ? Mais votre gant à laissé son empreinte sur le verre !… Il vous dénonce plus qu’un aveu…
 
– Mme Boulenger, interrompit le président, est donc la seule à porter des gants de fil ?
 
– Non, mais elle en portait souvent… et elle en portait ce jour-là qui était bien reconnaissable… car il avait une couture au pouce que nous retrouverons sur le verre !… Du reste, ce gant, le voilà !… Vous avez eu tort, madame, de le perdre chez le Dr Schall en sortant de chez moi.
 
Et Rouletabille sortit le gant d’un petit paquet qu’il tira de la poche de son gilet.
 
– Cette fois, il y est, dit-il… Ça n’est pas comme les papiers de tout à l’heure !…
 
On entendit, du coté de Mme Boulenger, une sorte de respiration rauque, un gémissement lointain et profond… et puis plus rien ! Elle s’était redressée devant la barre, plus haute que jamais… comme si elle allait prendre son élan…
 
– Savez-vous, madame, prononça le président, que tout cela est au-dessus de l’horrible…
 
– Tout cela, reprit-elle, d’une voix que nous ne reconnûmes plus et qui paraissait déjà appartenir à l’autre monde… tout cela n’est pas au-dessus de l’amour !
 
Et elle s’effondra comme un bloc ! Mme Roland Boulenger était morte ! On reconnut le soir même qu’elle s’était empoison­née avec de l’acide prussique.
 
Rouletabille ne fut nullement ému de cette mort qui affola l’auditoire… Tandis que l’on se précipitait de toutes parts et que l’audience était levée, il me confia avec un sang-froid incroyable :
 
Le plus beau est que le gant est faux !… Je l’ai acheté ce matin et c’est moi qui ai fait la couture !… ce qui est vrai c’est l’empreinte du gant de fil et de la couture au pouce sur le verre !… Donc je ne risquais rien en fabriquant la preuve qui me manquait !… Cette terrible femme inventait des preuves contre Théodora Luigi !… Je me suis servi, pour la combattre, des mêmes armes qu’elle !… Seulement mes preuves à moi étaient plus fausses que les siennes ! voilà, peut-être, pourquoi elles ont si bien réussi !…
 
Je termine ici la narration de ce que l’on a appelé le « Crime de Rouletabille ». Dans cette affaire, il ne fait point de doute que matériellement le célèbre reporter a établi toute la vérité des faits, mais la vérité morale l’a-t-il eue tout entière ?
 
Qui la connaîtra jamais, maintenant qu’Ivana est morte ?… C’était une honnête femme et elle est morte honnête femme au sens bourgeois du mot, mais c’était un grand cœur, un cœur magnifique, à y mettre Rouletabille et le Monde !…
 
C’est tout ce qu’on peut dire !…
 
Et le sphinx reste debout, au seuil des tombeaux, avec son profil de femme.
 

FIN