| 13; CE QU'AVAIS VU ROULETABILLE DANS LA PETITE MAISON DE PASSY
XIII. Ce qu’avait vu Rouletabille dans la petite maison de Passy Les larmes nous émurent plus que toutes les paroles qu’il avait prononcées, assez incohérentes du reste, ou que nous jugions telles. Alors M. Hébert redevint très doux : – Voyons, lui dit-il, quand vous avez pénétré ici par la petite porte dérobée, vous êtes allé tout de suite à l’escalier de service et par là vous êtes monté au premier étage… c’est le chemin du reste qu’avait suivi votre femme… nous avons suivi la trace de ses pas jusque dans le cabinet de toilette… Mme Rouletabille n’avait pas voulu entrer par la porte de l’impasse La Roche où elle pouvait être vue… – Avez-vous vu la trace de mes pas dans l’escalier de service ? interrompit Rouletabille, soudain rendu à tout son intérêt par cet interrogatoire précis. – Non ! répondit M. Hébert, mais en vérité, Rouletabille trouve si facilement la trace des autres qu’il ne lui doit pas être bien difficile de dissimuler les siennes ! – Je vais vous prouver, repartit mon ami, que je n’ai rien essayé de dissimuler du tout. Mes traces, elles crèvent les yeux ! Mais vous allez les chercher là où elles vous sont utiles et vous ne les trouvez pas. Tenez ! vous les trouverez là, fit-il, en lui désignant l’allée qui passait près de la villa sous les fenêtres même de la chambre et sous l’une des fenêtres de la salle à manger. – Monsieur le juge, continua le reporter, si vous aviez été moins entrepris par votre idée de l’escalier de service, vous auriez pu voir que mes pas, quasi invisibles sur l’allée briquetée et moussue, qui conduit de la porte dérobée à cet escalier de service, apparaissent tout à coup sur la gauche, le long de la maison, c’est-à-dire quand ils quittent cette allée briquetée alors ils se sont imprimés nettement sur la terre molle, nouvellement détrempée par les pluies. Je ne sais si les agents ont tout mêlé dans leurs recherches ou dans leurs allées et venues inconsidérées, mais ces traces doivent y être encore… C’est par là que je suis venu, c’est par là que je m’en suis retourné. – Nous verrons cela tout à l’heure, concéda M. Hébert, qui attachait peu d’importance à tous ces détails et je l’admets pour l’instant. Au fond, que vous soyez entré dans la maison par l’escalier de service, ou par tout autre chemin, il n’en reste pas moins que vous rejoigniez les deux victimes… – Pardon ! monsieur le juge, je ne les rejoignais pas !… Il est exact que je suis arrivé ici dans un esprit des plus douloureux, mettons désespéré, mais nullement tragique, au sens que vous attachez à ce mot… Et la preuve, c’est que – je le répète – je n’étais pas armé. – Vous le dites ! – Je le jure !… Mon malheur me paraissait si inimaginable que je voulais m’en assurer de mes yeux… Cependant, je n’avais point d’autre clef que celle de la porte du petit mur… me voilà errant autour de la maison… je savais que ma femme était là, avec Roland Boulenger… c’était atroce. Tout à coup, j’entends une voix… elle venait de la fenêtre de la salle à manger et c’était la voix de Roland Boulenger qui disait : « Si tu n’étais pas venue, je ne sais ce qui serait arrivé. Je n’ai jamais aimé que toi au monde ! » Sur quoi la fenêtre fut refermée… Alors, monsieur, je me suis sauvé… parce que, justement, je ne voulais pas tuer !… On a beau être venu sans armes et mépriser les brutes… Il y a des moments où la brute galope en vous d’une façon terrible… Eh bien ! j’ai eu la force de la mater… j’ai eu la force de la sortir de là !… Voilà toute mon histoire à moi… Et monsieur, maintenant il faut que vous sachiez que je regrette d’être parti sur une phrase… sur cette phrase… sur ce tutoiement… Souvent le maître tutoyait ses élèves et j’ai entendu quelquefois Roland Boulenger tutoyer ma femme devant moi !… Si j’étais resté, si j’étais intervenu, mon Dieu !… elle vivrait encore !… Mais c’est tout ce que j’ai pu faire de diriger la brute vers cette porte… de me sauver avec cette phrase dans mes oreilles… – Oui !… vous étiez suffisamment renseigné appuya M. Hébert avec une tristesse affectée qui ne masquait point suffisamment une amère ironie… Rouletabille était devenu horriblement pâle… – Vous avez beaucoup d’esprit, Monsieur Hébert ! lui fit-il en lui jetant un regard terrible… mais vous faites un mauvais juge d’instruction… Heureusement que je suis là pour vous épargner encore quelque lamentable gaffe comme celle que je vous ai évitée dans le procès Madieu… mais comptez sur moi… Il s’agit ici de sauver l’honneur de ma femme et j’y arriverai malgré vous ! Et comme le juge voulait parler, Rouletabille le fit taire d’un geste. En vérité on eût dit que c’était lui qui dirigeait toute l’affaire et que les autres étaient venus là à ses ordres… – Non, monsieur le juge, je ne suis pas parti renseigné, je suis parti, au contraire, trompé par les apparences comme un simple magistrat. Dans tous les cas, quand je suis parti, les deux personnes qui s’étaient donné rendez-vous dans la petite maison de Passy étaient encore vivantes !… Il était à ce moment exactement cinq heures… – Et la montre du professeur, montre fracassée par un projectile, s’est arrêtée à cinq heures moins cinq !… – Évidemment ! c’est dommage pour vous, monsieur qui en tirez une conclusion des plus erronées… Les personnes étaient vivantes à cinq heures… La montre était arrêtée à cinq heures moins cinq ! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse… Je ne peux pas empêcher une montre de s’arrêter à cinq heures moins cinq… M. Boulenger avait peut-être oublié de la remonter… Cette montre reçoit ensuite une balle qui la fracasse… Fâcheuse coïncidence, mais qui ne prouve rien… – Rouletabille… vous oubliez une hypothèse au sujet de la montre de M. Roland Boulenger… Pourquoi aurait-elle été arrêtée ?… Même si le crime a eu lieu un quart d’heure ou une demi-heure plus tard… la balle n’aurait-elle pu frapper à cinq heures et demie, par exemple, je répète que c’est une hypothèse ; une montre qui eût retardé d’une demi-heure ? – Possible ! s’écria Rouletabille, étrangement exalté, possible, monsieur le juge !… mais je suis sorti à cinq heures, moi !… – Vous êtes sorti d’ici comme un fou parlant tout haut, d’un air absolument égaré… Rouletabille, si vous n’aviez pas d’arme en venant ici… vous alliez peut-être lorsque vous en êtes sorti, en chercher une avant de revenir…
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