| 19. OU IL EST DEMONTRE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE VIENT EN DONNANT
XIX. Où il est démontré une fois de plus que la fortune vient en dormant Ce n’est que deux jours après son arrivée à Marseille, où il se promenait sous un nouveau déguisement, que Rouletabille découvrit le nouvel établissement de Marius Poupardin. Errant dans la rue Saint-Ferréol, il fut arrêté par un léger échafaudage qui encombrait le trottoir. Des ouvriers recrépissaient une façade et un artiste peintre dessinait en lettres d’or, sur une grande glace, ces mots de lumière : À L’INSTAR. Premier salon de coiffure de la capitale phocéenne Le nom de Marius Poupardin ne flamboyait point sur l’enseigne encore absente, mais Rouletabille eut le pressentiment qu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. Il pénétra dans une salle déserte que les ouvriers venaient de quitter et il perçut immédiatement des voix qui venaient d’une petite pièce, au fond d’un corridor. Il entra dans le corridor et s’arrêta devant une porte aux vitres dépolies. Une voix qu’il connaissait bien le clouait là : c’était la voix de Mme Boulenger… – Ces dix mille francs sont à vous, Poupardin !… mais dites-moi toute la vérité. Vous étiez établi depuis deux ans au coin de l’impasse La Roche, vous connaissez Théodora Luigi. Tout le quartier la connaissait… Elle ne se cachait pas quand elle venait au Pavillon… Vous l’avez vue maintes fois l’an passé… Or, la femme qui est entrée chez vous le mardi du crime (ne niez pas, votre commis qui était dans l’arrière-boutique et qui a entendu vos chuchotements pourrait vous donner un démenti), cette femme dont la visite vous a fait riche !… car c’est avec l’argent de cette femme que vous êtes venu vous installer ici… cette femme c’était Théodora Luigi !… Combien vous a-t-elle donné ? Je vous donnerai davantage, moi !… Mais il faut que vous parliez ! J’ai juré de savoir la vérité ! je la saurai ! Vous savez qui je suis ? Je suis la femme du malheureux que l’on a assassiné, là-bas, peut-être sous vos yeux ! Je remuerai ciel et terre pour le venger !… Enfin, vous savez bien que celui que l’on a arrêté est innocent !… Vous n’allez pas le laisser guillotiner ! – Ah ! celui-là peut être tranquille, fit entendre la voix grasse de Poupardin… D’abord il court, et puis, si on le rattrape, il sera acquitté… – Poupardin, vous êtes un misérable… – Marius Poupardin est un honnête homme et il parlera ! C’était Rouletabille qui venait de lancer cette dernière phrase. À l’apparition de ce personnage inattendu, Mme Boulenger se leva et Marius Poupardin, ramassant vivement les dix mille francs qui se trouvaient sur la table, fit entendre à l’intrus les propos les plus désobligeants. Rouletabille n’était pas mis avec une extrême élégance : le complet assez informe qui le déguisait ce matin-là, le chapeau melon un peu trop usagé qui le coiffait le rejetaient d’emblée, sinon parmi la classe pauvre, du moins dans celle des gens « gênés ». L’effet qu’il produisit n’en fut que plus grand quand, après avoir soigneusement fermé la porte, il sortit de sa poche dix billets de mille francs qu’il plaça sur la table à la place même qu’occupaient tout à l’heure ceux qui venaient de disparaître dans la poche de Poupardin. « Encore ! » s’écria le barbier dans un ahurissement si prodigieux qu’en toute occasion on eût pu en rire… mais Mme Boulenger retombait alors sur sa chaise, pâle d’émotion en reconnaissant Rouletabille. C’était la première fois qu’elle le voyait depuis que tous deux avaient été frappés par le même coup du destin… Rouletabille, après avoir voulu tuer cette femme qui avait si inconsciemment mené Ivana aux abîmes, alla lui serrer la main. Il venait de la trouver sur la même piste que lui, accomplissant la même besogne que lui, travaillant pour lui !… – Ah ! mon Dieu… gémit-elle. Rouletabille aussi était plus ému qu’on ne saurait le dire. Il se retourna vers Marius Poupardin qui assistait à cette petite scène avec un air de plus en plus ahuri… – Oui ! dit Rouletabille… encore dix mille francs et il y en aura d’autres, mais le moment est venu de parler, monsieur, et, il faut bien que vous le sachiez, de choisir entre la richesse qui semble en ce moment vous combler et les pires désagréments… – Mais, monsieur, grogna Marius… je ne vous demande rien et ne crains pas vos menaces ! – Eh bien, acceptez tout et redoutez-les !… Sur quoi, Rouletabille sortit sa carte, appelée coupe-file, délivrée par la préfecture, et mettant son pouce sur les mots qui pouvaient révéler sa qualité de reporter, il ne laissa paraître que ceux qui pouvaient faire croire qu’il appartenait à la police. C’était un petit truc qui lui avait souvent servi et qui lui réussit une fois de plus. – Ah ! monsieur est de la police, fit Poupardin, horriblement ennuyé… il fallait donc le dire… À la vérité, on eût été perplexe à moins… Il avait vu ce policier serrer la main de Mme Boulenger… Il fallait croire qu’ils étaient d’accord… et du coup ils représentaient à eux deux une puissance que Poupardin ne tenait nullement à s’aliéner, surtout dans sa situation un peu exceptionnelle… D’autre part, fallait-il qu’elle eût intérêt, la police, à ce qu’il dit la vérité pour la lui payer aussi cher ! Son parti fut vite pris… Fini de faire l’imbécile !… il dirait tout ce qu’il savait ! – Vous pouvez m’interroger, fit-il a Rouletabille en s’asseyant et en poussant un gros soupir. – Vous avez vu sortir Théodora Luigi de la villa de l’impasse La Roche ? – Non, monsieur !… je ne l’ai pas vue sortir. – Alors, vous l’avez vue entrer ? – Non, monsieur, je ne l’ai pas vue entrer ! – Poupardin, gronda Rouletabille, vous êtes dans une affaire extraordinaire… et des plus dangereuses pour vous personnellement… un rien peut vous perdre !… Seule la vérité vous sauvera, je ne vous le répéterai pas !… Ce disant, au fond de sa poche, il remuait ses clefs comme s’il eût agité des menottes… Poupardin pâlit et balbutia : – Mais monsieur, je vous dis la vérité !… Il faut que vous sachiez qu’il m’est arrivé une aventure inouïe… Vous me disiez tout à l’heure, que j’étais dans une affaire extraordinaire… je vous crois !… Figurez-vous, monsieur, madame… que je suis un pauvre diable, moi, à qui rien n’a jamais réussi. Si j’ai pu ouvrir une boutique au coin de l’impasse La Roche, c’est qu’on me l’a donnée quasi pour rien… mais c’était encore trop cher pour les clients qui y venaient… j’avais le temps de me croiser les bras et de piquer mon petit somme, je vous le jure !… c’est même la position que j’occupais ce mardi-là… – Comment ! la position que vous occupiez ? – Oui, je sommeillais les bras croisés debout, sur le seuil de ma porte, l’épaule appuyée au mur, quand je fus tout à coup bousculé par une femme qui entrait en trombe dans ma boutique… Cette femme, je l’avoue, c’était Théodora Luigi… – Enfin ! poussèrent en même temps Mme Boulenger et Rouletabille… – Quelle heure était-il ? interrogea immédiatement ce dernier. – Cinq heures et demie. – Nous sommes bons ! s’exclama Rouletabille… Continuez, Marius Poupardin… vous êtes très intéressant, mon ami… – Elle était comme folle, la figure toute pâle, les mains tremblantes. Elle me dit à voix basse : « Dans une heure vous aurez dix mille francs… mais vous me jurez que vous ne direz jamais que vous m’avez vue sortir du Pavillon !… » Je lui jurai cela et elle disparut. Je pouvais d’autant plus lui jurer cela, expliqua Poupardin, qu’effectivement je ne l’avais vue sortir de rien du tout… et, au fait, dans ce moment même, je ne vais pas contre mon serment, puisque je vous déclare que je ne l’ai pas vue sortir du Pavillon ! – Très juste ! votre conscience peut être en paix, Marius Poupardin ! approuva Rouletabille en admirant la haute philosophie et la remarquable dialectique de cet humble « Figaro ». En somme, vous n’avez rien vu et rien entendu, pas même les coups de revolver ? – Non, monsieur ! Le pavillon est trop loin… et puis, si j’avais entendu, j’aurais sans doute vu sortir… – Exact ! Enfin, vous avez tout de même vu Théodora Luigi, ce qui est bien quelque chose. – Oui, monsieur, mais comme si elle tombait du ciel. – Pour vous faire cadeau de dix mille francs ! – Absolument !… mais le plus beau se passa une heure après, quand je vis entrer chez moi un petit homme que je ne connaissais pas et qui me dit à l’oreille après avoir fermé la porte : « Je viens de la part de Théodora Luigi… – Oui ! oui ! fis-je, pour les dix mille francs. – Non monsieur, pour les vingt mille, répliqua le petit homme… Seulement, vous allez fermer votre boutique tout de suite et vous quitterez Paris demain et vous irez vous installer au diable… » Et il m’allongea vingt billets… – Vous faisiez un beau rêve ! fit Rouletabille. – C’est-à-dire, monsieur, que je n’en étais pas encore revenu lorsque ce matin, dans ce magasin que je suis en train de créer À L’instar… – À l’instar de quoi ? interrogea le reporter qui ne perdait pas une nuance du discours du Marseillais. – Eh bien ! mais à l’instar des plus célèbres salons de Paris… La rue Saint-Ferréol, monsieur ! c’est notre rue de la Paix… – Vous disiez donc que ce matin ? – Lorsque ce matin, je vis entrer Madame qui, avant même de m’avoir dit son nom, déposait sur cette table dix nouveaux billets de mille francs ! – Et je suis arrivé à mon tour, renchérit Rouletabille… – Avec dix mille autres !… Eh bien, monsieur ! c’est trop une fortune si inattendue, qui m’est venue en dormant, c’est le cas de le dire, commence à m’épouvanter… déclara Poupardin qui, de fait, paraissait de plus en plus inquiet. – L’homme vertueux défie le malheur !… prononça Rouletabille… Sur quoi, l’ayant entrepris assez sévèrement, il lui fit comprendre qu’il avait tout à gagner (c’est-à-dire tout à garder) s’il savait tenir sa langue jusqu’au moment où on la lui délierait. On lui demandait simplement, lors du procès, de venir en cour d’assises, répéter, dans les termes mêmes dont il venait de se servir, qu’il n’avait pas vu Théodora Luigi, le jour du drame, à cinq heures et demie, entrer dans le Pavillon ni en sortir, puisqu’il dormait lorsque celle-ci avait pénétré si brusquement chez lui… ! La curieuse aventure de Marius Poupardin ne devait point se terminer là. Dans ce drame affreux, elle apparaît comme un aveugle sourire du destin qui, par ailleurs, frappait comme un sourd… Il n’est point rare de trouver dans les causes les plus tragiques de ces minutes qui paraissent invraisemblables, tant elles apportent de farce inattendue à deux pas de l’échafaud. J’en tracerai jusqu’au bout le récit qui paraîtrait invraisemblable s’il n’avait pour lui la logique et l’histoire (lire La Gazette des Tribunaux)… Il n’y avait pas dix minutes que Rouletabille et Mme Boulenger étaient sortis du magasin de la rue Saint-Ferréol que Poupardin voyait arriver ce petit homme qui lui avait remis à Paris, le soir même du drame, les premiers vingt mille francs de la part de Théodora Luigi et qui n’était autre que Tamar, lequel lui sortant, comme on dit, les vers du nez, n’eut point de peine à lui prouver que son dernier visiteur avait usurpé une fausse qualité en se disant de la police et sut le convaincre moyennant vingt autres billets de mille francs de l’urgente nécessité qu’il y avait, pour lui Poupardin, à quitter sans plus tarder Marseille et à aller s’installer définitivement à Smyrne où il avait des parents qui l’adoraient. – Dommage ! aurait dit Poupardin à Tamar, lors de ses adieux à la Canebière… Encore quelques semaines et je devenais millionnaire !…
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